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[ 29 septembre 2025 ] Imprimer

L’employeur peut-il encore sanctionner un salarié pour un acte de prosélytisme ?

Un salarié employé dans une structure d’accueil de jeunes enfants a-t-il le droit de distribuer aux enfants des bibles en invoquant sa liberté religieuse ?

Posée ainsi, la question semble appeler une solution de bon sens : le salarié dispose de la liberté de conscience et de religion, telle que protégée par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, mais celle-ci peut se voir opposer des restrictions nécessaires à la protection des droits et libertés d’autrui. Tel devrait être le cas d’enfants confiés à une association, afin de garantir leur liberté de conscience.

Comment expliquer que la Chambre sociale de la Cour de cassation arrive à la conclusion inverse dans son arrêt rendu le 10 septembre 2025 (n° 23-22.722) ? Elle considère en effet que le licenciement de cette salariée doit être annulé, car il se rapporte à des faits relevant de l’exercice de sa liberté de religion dans le cadre de sa vie personnelle : il était dès lors discriminatoire et donc nul.

Cette solution provient en partie des particularités du litige, mais elle semble marquer une inflexion de la jurisprudence.

Le litige concernait une salariée, agente de service dans une association spécialisée dans la protection de l’enfance, qui avait déjà fait l’objet précédemment d’avertissements disciplinaires pour des comportements prosélytes : distribution de bibles aux enfants accueillis, propos sur la religion ou chants de psaumes religieux pendant son travail lui ont été déjà reprochés. Mais elle persiste dans son attitude, et elle est licenciée pour avoir à nouveau distribué une bible à un enfant pris en charge par l’association à un moment où celui-ci est hospitalisé, en dehors de la structure d’accueil.

L’employeur fait le choix de prononcer un licenciement disciplinaire, face à un comportement qui méconnaissait l’appel à la neutralité du personnel dans le règlement intérieur de l’entreprise. Ce choix de l’employeur est à la source de la question posée par le pourvoi : cette sanction disciplinaire, motivée par un comportement lié à l’exercice de la liberté religieuse, peut-elle être prononcée alors que la salariée avait agi en dehors de son travail ?

Si l’employeur avait fait le choix de se placer sur le terrain du trouble caractérisé au fonctionnement de l’entreprise et non le terrain disciplinaire, la difficulté eût été moindre, car le prosélytisme mené à l’égard d’enfants était susceptible de porter atteinte aux missions et à la réputation de l’association. En se plaçant sur un terrain disciplinaire, l’entreprise devait établir un lien avec la vie professionnelle, alors que les faits avaient eu lieu en dehors du travail. La jurisprudence admet certes que certains faits se rattachent à la vie de l’entreprise, dès lors qu’ils traduisent la méconnaissance d’une obligation découlant de son contrat de travail (Soc. 26 mars 2025, n 23-17.544).

Qu’en était-il ici ? On reproche parfois à la Cour de cassation sa manière quelque peu artificielle de rattacher au contrat certains comportements, notamment en invoquant la loyauté (Soc. 29 mai 2024, 22-16.218) ou l’obligation de sécurité (Soc. 26 mars 2025, prec.). Aussi, la Cour de cassation, dans l’arrêt commenté, s’efforce-t-elle de préciser les conditions d’un rattachement à la vie professionnelle : il faut, a minima, que les faits reprochés soient rattachés aux « fonctions professionnelles » du salarié. Tel n’était pas le cas de cette agente de service, qui n’exerçait pas de mission éducative. L’employeur ne pouvait donc pas lui reprocher un manquement à ses obligations. La Chambre sociale en déduit que les faits relevaient de la seule vie personnelle, dans laquelle elle peut librement exercer sa liberté religieuse. En invoquant des questions religieuses pour ce licenciement, l’employeur commettait dès lors un acte discriminatoire, et le licenciement devait être annulé.

On peut dès lors comprendre que la Cour de cassation entend, d’une part, mieux cerner les obligations du salarié pouvant donner lieu à un rattachement à la vie professionnelle, d’autre part, assurer un strict respect des libertés garanties constitutionnellement et internationalement, pour éviter tout débordement du pouvoir de l’employeur à leur égard.

Il reste que l’application à l’espèce paraît gênante, car le critère avancé d’une absence de rattachement aux fonctions professionnelles ne paraît pas déterminant.

Aurait-on invoqué le même critère si un salarié avait commis une agression à l’égard de ces enfants ?

En tout état de cause, il semble qu’une salariée qui fait du prosélytisme religieux à l’égard d’enfants avec qui elle a été en contact uniquement par son travail n’agit pas en dehors de tout lien avec le travail, et son comportement ne relève pas de sa seule liberté de conscience, mais porte atteinte aux libertés des enfants concernés.

■ Soc. 10 sept. 2025, n° 23-22.722 D. 2025. 1520.

■ Soc. 26 mars 2025, n   23-17.544 D. 2025. 587 ; Dr. soc. 2025. 557, obs. P. Adam ; RDT 2025. 309, chron. F. Chirez ; ibid. 552, chron. D. Tharaud.

■ Soc. 29 mai 2024, 22-16.218 : D. 2024. 1024 ; ibid. 1636, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; Dr. soc. 2024. 750, obs. P. Adam ; RDT 2024. 526, chron. T. Kahn dit Cohen.

 

Auteur :Frédéric Guiomard


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