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[ 16 novembre 2011 ] Imprimer

Léon Duguit, précurseur des doctrines libérales de la régulation ?

Pour tous les étudiants, dès la deuxième année, la distinction entre Maurice Hauriou, qui serait le fondateur de la doctrine de la « puissance publique » et Léon Duguit, qui aurait été le père de la doctrine dite du « service public », fait partie des données les mieux connues du droit administratif. Il faut dire que ce caractère binaire — l'incarnation de ces deux « théories » par deux pères fondateurs —, rend cette distinction fort suggestive.

Pour les étudiants qui vont chercher un peu plus loin dans les manuels voire dans quelqu'article, il est également bien connu que cette distinction repose sur des fondements idéologiques et politiques : Hauriou serait le tenant d'un catholicisme néo-thomiste, et Léon Duguit, quoique ne pouvant être classé à gauche, serait le tenant du « solidarisme », c'est-à-dire de cette doctrine sociale fondée au début du xxe siècle et qui constate que dans la société contemporaine il existe une interdépendance entre les individus et les groupes sociaux, interdépendance qui suppose la création d'institutions sociales de plus en plus nombreuses. Et pour Léon Duguit, dans la sphère de l'action de l'État, ces institutions sociales ce sont les « services publics », c'est-à-dire l’ensemble des activités collectives, nécessaires au bon fonctionnement de la société.

Duguit ira même plus loin puisqu'il considérera qu'il faut renoncer à l'Idée d'un État qui domine dans une relation de puissance les individus, pour le penser comme la réunion de ces services publics. Pour reprendre une des définitions fameuses de l'État de Léon Duguit, celui-ci est « un groupe d'individus détenant une force qu'ils doivent employer à créer et gérer les services publics », Les transformations du droit public, 1913, « Introduction », p. XIX).

Ce sont ces types de propos qui vaudront à Duguit d'être taxé par Hauriou au choix d'anarchiste ou de socialiste, ce qui, dans le contexte du début du xxe siècle, sont des qualificatifs assez agressifs.

Pourtant, une relecture critique de l'analyse de Léon Duguit sur la nature de l'État et sur la manière dont doivent fonctionner et être gérés les services publics incite à penser que cet auteur, loin d'être un promoteur des doctrines socialisantes, n'est peut-être même pas le solidariste qu'il prétend être et peut davantage être vu comme un précurseur des doctrines libérales de la régulation.

Même si cette proposition, provocante et en partie iconoclaste recèle sans doute une part d'excès, elle peut néanmoins être étayée par quelques arguments solides, tirés directement des textes de Léon Duguit (car il faut que vous le sachiez, chers étudiants, rien de plus important que de retourner aux auteurs eux-mêmes, et pas seulement aux commentaires de commentaires dont ils font l'objet).

D'abord, dans la doctrine de Léon Duguit, la création de services publics est purement spontanée, elle ne résulte pas d'une volonté de l'État ou de son interventionnisme, elle se produit en quelque sorte naturellement dans la société, sous l’initiative du progrès et de la modernisation. Les services publics nouveaux que Duguit identifie sont d'ailleurs presque tous des services de réseaux (tramways, télégraphes, électricité) qui sont gérés sous la forme d’organisations industrielles en raison soit d'une initiative privée soit d'une très large place laissée aux entreprises privées.

Autrement dit, les services publics qui naissent dans une société moderne, selon Léon Duguit sont fondamentalement des activités économiques et nullement des activités « étatiques » pour reprendre un terme qu'il utilise ailleurs. Ils 'ajoutent, il est vrai, aux services publics classiques, (armée justice police), mais voilà justement que la doctrine de Duguit pose que ceux-ci sont des services publics « comme les autres », c'est-à-dire qu'ils ne doivent pas bénéficier de privilège ou de statuts particuliers.

Sur ce premier point on mesure comme la doctrine de Duguit, qui pose une analogie de nature entre les services dits « régaliens » et les services économiques, se rapproche de doctrines libérales radicales qui refusent à admettre qu'il existe une sphère naturelle des activités de l'État.

Ensuite, dans cet univers de « services publics », où est l'État ? D'après la définition donnée plus haut par Duguit lui-même, l'État serait en quelque sorte ces services publics, et rien d'autre. Pourtant, si l'on avance dans la lecture de son texte essentiel en la matière (le chapitre « Le service public » de l'ouvrage précité les Transformations du droit public), on se rend compte, notamment au travers d'une série d'exemples donnés, que loin « d'être » un ensemble de services publics, l'État est en réalité l'instance de contrôle du fonctionnement des services publics existant, que ceux-ci soient gérés de manière publique (locale, par établissement public ou de manière étatique) ou bien gérés par des entités privées : c'est le ministre qui doit imposer un tarif à une compagnie de chemin de fer, c'est le préfet qui doit contrôler l'application du traité de concession par une compagnie de chemins de fer, c'est le secrétaire d'État qui doit veiller à ce que les institutions universitaires n’emploient que des livres respectant la neutralité du service.

En bref, le rôle de l’État n'est pas essentiellement de gérer les services publics, même si en fonction de tel ou tel type d'organisation il peut lui incomber de le faire, mais fondamentalement d'en assurer « le fonctionnement régulier » et tout spécialement d'assurer qu'ils agissent de manière continue et conformément à « la loi du service », c'est-à-dire à l’ensemble des règles statutaires et contractuelles qui s'imposent à eux.

Au fond, l'État assure la police des services publics ou dit encore autrement, dans un vocabulaire plus moderne, en assure la « régulation » : il réglemente, délivre les titres permettant d'exercer ces activités et contrôle l'exécution qui en est faite. Et il faut noter, car ce point est trop souvent occulté, que Léon Duguit ne considère en aucune façon que le régime de ces services publics doit être soumis entièrement au droit public. Le droit public n'est pas le droit des services publics, c’est d'abord le droit de cette police des services publics que je viens d'évoquer.

La proximité est forte entre cette conception du rôle de l'État et celle qui a été construite en France (parmi d'autres pays), depuis la fin de la décennie 70 : assurer des « prestations universelles » pour des activités industrielles et commerciales essentielles à la vie de la société gérées par des personnes privées, placer sur un même plan théorique les activités régaliennes et les activités de prestations, ne pas considérer le caractère de droit public du régime de ces activités comme un élément essentiel de leur statut. Voilà beaucoup d'éléments qui, mis bout à bout, conduisent à penser que la position idéologique de la pensée de Léon Duguit mérite d'être réévaluée : loin d'être une pensée de l'interventionnisme public, elle se rapproche davantage d'une pensée du libéralisme ordonné par un contrôle public, en somme une pensée de la théorie de la régulation.

Vous le voyez chers étudiants, lorsqu'on lit les textes des auteurs, et non seulement les commentaires dont ils ont fait l'objet, il arrive que les affirmations des manuels doivent être remises en cause ou en perspective, et c'est d'ailleurs une bonne nouvelle : étudier en droit ne signifie pas seulement apprendre par cœur et restituer à l'examen des affirmations dites et redites par des générations d'étudiants. Cela consiste aussi à réfléchir, à faire raisonner les notions et les époques, à exercer une pensée critique sur les dogmes qui paraissent les mieux assurés.

Penser autant qu'apprendre, avoir des idées autant que des connaissances ? Oui assurément, c'est une bonne nouvelle !

 

Auteur :Frédéric Rolin


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