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[ 1 juillet 2024 ] Imprimer

Les étudiants peuvent faire de la politique… pas l’université

Des voix s’élèvent depuis le début de la guerre Israël-Hamas pour que nos universités prennent position dans le conflit en faveur du peuple palestinien. Rien sur les Ouighours réduits par centaines de milliers en esclavage, rien sur les peuples du Darfour, rien sur les Tibétains, rien non plus sur les innombrables peuples indigènes que la déforestation menace d’extinction avec la complicité des États concernés, mais peu importe la cause : l’Université ne peut prendre aucune position politique, encore moins en matière de diplomatie, laquelle est du ressort exclusif de l’exécutif.

Les universités publiques sont en effet des services publics, y compris Sciences Po, qui est un « grand établissement » (C. éduc., art. L. 717-1 et D. 717-1). Or, selon l’article L. 141-6 du Code de l’éducation, « le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique ». Ce texte consacre donc une liberté académique, mais cette liberté ne concerne que les enseignants-chercheurs, et pas l’institution elle-même. Surtout, cette liberté ne s’exerce que dans le strict respect des principes d’objectivité et de neutralité. C’est une condition essentielle à la sérénité des enseignements et au développement de l’esprit critique, qui seuls permettent les avancées scientifiques.

Ainsi, si une université publique exprimait officiellement, c'est-à-dire par voix de ses dirigeants, une position relevant de la diplomatie française, il y aurait une violation non seulement du Code de l’éducation, mais également du principe de neutralité des services publics, qui est de nature constitutionnelle.

L’université qui prend parti engage ses employés et ses étudiants

Mais il y a une autre considération. Une université qui prend position politiquement engage ses employés, y compris les enseignants, qui verraient leur liberté académique entravée, ainsi que, surtout, leur liberté de conscience face à un employeur qui se mue en « entreprise à mission ». Tout employé d’une université pourrait donc être pris à partie en raison de la prise de position de son université. Or, autant un enseignant est en faute lorsqu’il manifeste une position politique sans contrepoint durant ses cours, autant une université ne saurait imposer ses vues à ses enseignants, comme d’ailleurs à ses étudiants.

Car tous les étudiants n’ont pas non plus le même avis, et heureusement. Et justement : pour les étudiants, qui ne sont pas liés par le principe de neutralité du service public, les universités sont par nature des lieux de débat, du moins dans nos démocraties. Libre aux associations d’étudiants d’organiser des réunions sur des thèmes politiques, ce qu’a d’ailleurs rappelé le Conseil d'État en enjoignant l’université Paris-Dauphine de laisser s’organiser un débat sur le conflit entre Israël et le Hamas (CE 6 mai 2024, n° 494003).

Ces réunions peuvent être orientées politiquement, tant qu’elles ne présentent pas de risque de trouble à l’ordre public largement entendu, c'est-à-dire d’atteinte au fonctionnement du service public ou aux biens affectés au service public, et de risques d’infractions (provocation à la violence ou à la haine par exemple).

Quant aux enseignants-chercheurs, libre à eux d’inciter leurs étudiants à réfléchir sur des sujets sensibles, dès lors qu’ils n’utilisent pas leur tribune pour faire passer un message politique : l’expression « inciter à la réflexion » a un mot contraire qu’on appelle… « endoctrinement ». Libre aussi aux enseignants d’organiser eux-mêmes des conférences sur des sujets politiques, dans le respect des principes de neutralité et d’impartialité du service public. Cela signifie par exemple inviter une personnalité engagée, tout en organisant une contradiction, afin d’éviter que la conférence ne serve de simple tribune politique.

Rompre les liens avec certaines universités ?

Rompre les liens avec une université d’un pays donné ? C’est ce qui a été fait entre les universités françaises et russes, mais sur ordre du gouvernement, ce qui n’est pas, au demeurant, sans poser de question sur l’autonomie des universités et ce qu’elle recouvre. Sans un tel ordre, une université française peut-elle décider de cesser toute relation avec une université d’un autre État pour des raisons politiques ? En réalité, rien ne semble s’y opposer, car les universités sont libres de leur politique de coopération.

Il existe toutefois quelques écueils : s’agissant de la coopération scientifique (ou recherche commune), lorsque cette coopération est financée sous forme d’appels d’offres nationaux, européens, ou internationaux, et qu’elle donne lieu à un contrat s’inscrivant dans la durée, rompre la relation sur un seul motif politique (et sans ordre de son gouvernement) exposerait l’université française à un contentieux qu’elle perdrait : non seulement l’université partenaire boycottée sans motif prévu contractuellement serait fondée à exiger des dommages-intérêts, mais l’université française à l’initiative de cette rupture y perdrait aussi ce qu’elle a investi (notamment dans les équipes de recherche). S’agissant de la coopération pédagogique (avec échange d’étudiants par exemple), ce sont alors des étudiants usagers des deux côtés qui feraient les frais d’une rupture purement politique.

Références :

 

■ CE 6 mai 2024, n° 494003 : AJDA 2024. 1001.

 

 

Auteur :Jean-Paul Markus


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