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[ 19 juin 2023 ] Imprimer

Les préfets ne savent plus comment arrêter

Panique dans les préfectures, qui émettent les arrêtés les plus insolites… et illégaux. Les juristes doivent s’y arracher les cheveux, coincés entre une curieuse conception de l’ordre public et la volonté d’aller plus vite que le juge.

Un ordre public sur mesure ?

La notion d’ordre public a connu ces derniers temps diverses interprétations curieuses et en tous cas illégales, à travers les interdictions de manifestations avec casseroles, les périmètres de protection autour du président de la République, ou encore les réquisitions de grévistes dans les raffineries. On rappelle que la liberté étant la règle et la limitation l’exception (conclusions Corneille sous CE 10 août 1917, Baldy), les restrictions apportées par le préfet doivent être nécessaires, adéquates et proportionnées au trouble ou risque de trouble à l’ordre public. Mais quel trouble ? Et c’est sur cette question préalable que les arrêtés préfectoraux ont été retoqués : quel trouble justifie un périmètre de protection contre les manifestants munis de casseroles, instauré sur le fondement d’une loi antiterroriste ? Le juge suspend (TA Orléans, ord., 25 avr. 2023, n° 2301545). Quel trouble justifie d’interdire des militants d’ultradroite de se réunir en « colloque » ou en défilé ? Aucune opinion n’est interdite en France, seule l’expression de certaines d’entre elles, et les troubles, sont interdits. Le juge suspend (TA Paris, ord., 13 mai 2023, n° 2310745). Enfin, quel trouble justifie la réquisition d’employés des raffineries de pétrole bloquées par les grévistes ? Le risque de manquer de carburant pour les départs en vacances, affirme le préfet ! Et le juge suspend (TA Rouen, ord., 6 avr. 2023, n° 2301355).

Les préfets ont assimilé préservation de l’image du président (et de son gouvernement) et préservation de l’ordre public voire risque terroriste. Ils ont également confondu ravitaillement en carburant des services publics essentiels et ravitaillement des réservoirs d’essence des vacanciers.

Et les préfets ne sont pas les seuls : le maire de Nice avait interdit une conférence de Tarik Ramadan sur le territoire de la commune, et faute de motif d’ordre public, le tribunal de Nice a suspendu également (TA Nice, ord., 3 juin 2023).

Course-poursuite entre préfets et juges

Aller plus vite que le juge administratif, telle semble être la nouvelle devise des préfets. Plusieurs méthodes sont apparues, dont la plus impensable dans un État de droit fut celle de ne pas publier les arrêtés d’interdiction de manifester : cela agace le juge, qui en réponse ordonne cette publication (TA Paris, ord. 4 avr. 2023, n° 2307385/9).

Autre méthode, émettre plusieurs arrêtés successifs de réquisitions successives valables 48 ou 36 heures, en les notifiant très tard aux personnels réquisitionnés, sachant que le juge du référé-liberté statue en 24-48 heures. Dans le cas des réquisitions de raffineurs, certains préfets ont aussi alterné les raffineries concernées, de façon à maintenir les robinets de carburants ouverts en permanence. Le Conseil d’État avait déjà repéré ce petit jeu en 2003 (CE 9 déc. 2003, req. n° 262186) à propos des réquisitions de personnels de santé, et se dépêcha de statuer à la demande du rapporteur public.

On imagine désormais les juristes des deux bords (préfets et grévistes ou manifestants). Ceux des préfectures imaginent des risques de troubles les plus malléables possibles et s’ingénient à diffuser les arrêtés le plus tard possible ou de façon confidentielle. Les juristes défendant les grévistes et manifestants sont sur les starting blocks, à l’affût de l’arrêté, leur référé déjà rédigé en mains, maniant à merveille la procédure dématérialisée de recours.

Enfin, on parvient même à se figurer l’agacement du magistrat administratif d’astreinte le week-end, qui voit arriver le référé-liberté en maugréant et qui sait n’avoir que quelques heures devant lui pour fixer une date d’audience, respecter l’oralité des débats en écoutant le juriste bon soldat de la préfecture qui patauge, conscient que son arrêté ne tient pas la route, puis statuer pour très souvent suspendre. Ce ne sont pas les demandes du ministre de l’Intérieur aux préfets de systématiquement interdire les manifestations d’ultradroite qui vont apaiser les juges : le ministre, dans sa déclaration à l’Assemblée nationale du 9 mai, a pratiquement rejeté sur le juge la responsabilité d’éventuels troubles liés à l’agitation de l’ultradroite.

Références :

■ CE 10 août 1917, Baldy, req. n° 59855  A 

■ TA Orléans, ord., 25 avr. 2023, n° 2301545 AJDA 2023. 818.

■ TA Paris, ord., 13 mai 2023, n° 2310745 

■ TA Rouen, ord., 6 avr. 2023, n° 2301355 

■ TA Paris, ord., 4 avr. 2023, n° 2307385/9 AJDA 2023. 637.

■ CE 9 déc. 2003, Aguillon, req. n° 262186 A AJDA 2004. 1138, note O. Le Bot ; D. 2004. 538, et les obs. ; AJFP 2004. 148, obs. C. Moniolle ; Dr. soc. 2004. 172, concl. J.-H. Stahl ; RFDA 2004. 306, concl. J.-H. Stahl ; ibid. 311, note P. Cassia ; RDSS 2004. 298, étude D. Boulmier.

 

Auteur :Jean-Paul Markus


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