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Les résurgences des discours sur « le gouvernement des juges »
À l'occasion des débats sur la réforme de la garde à vue et de quelques autres, on a vu ressurgir un lieu commun des relations entre discours politique et activité juridictionnelle : la dénonciation d'un « gouvernement des juges », ou à tout le moins la crainte que celui-ci ne s'instaure.
Bien singulière destinée que celle de cette expression. Elle est la traduction en français, par Édouard Lambert, le plus grand spécialiste de droit comparé des années vingt, de la formule « judicial politics », désignant une théorie juridique américaine visant à mettre en évidence le rôle politique de la Cour suprême des États-Unis.
Si l'on veut donc réfléchir à cette expression et à sa portée, il faut partir de ce point de départ américain. La théorie des « judicial politics » souligne qu'une juridiction constitutionnelle va nécessairement avoir à résoudre des questions politiques (la répartition des pouvoirs au sein de la fédération, la ségrégation raciale, la peine de mort…), et elle va devoir les résoudre à l'aide d'outils qui ne sont pas exclusivement juridiques mais aussi politiques. Mais, pour reprendre l'expression du grand juriste américain Ronald Dworkin « [l'activité de la Cour] exige des jugements politiques, mais ces derniers sont spéciaux et complexes et complètement différents de ceux [qu'elle] porterait si [elle-même] votait une loi relative aux mêmes problèmes » (L'empire du droit, PUF, 1994, p. 413).
Ainsi, dire d'une juridiction constitutionnelle qu'elle exerce une activité politique n'est, dans la doctrine dominante américaine, en rien une critique (même si de nouvelles écoles de pensée visent à réduire la part de ces jugements politiques aux profits d'interprétations beaucoup plus littérales, un peu à la manière des fondamentalistes religieux). C'est tout au plus le constat que dans toute activité juridique constitutionnelle, il y a nécessairement une part d'activité politique.
En France, l'expression traduite par Édouard Lambert a pris une toute autre acception : intervenue à une époque où il n'existait pas en France de contrôle juridictionnel de la loi, elle a été utilisée comme une sorte de repoussoir pour faire craindre, ou stigmatiser, le risque que des juges se substituent au pouvoir politique dans les choix que celui-ci doit faire.
Le gouvernement des juges ne connote donc pas la part nécessairement politique de toute activité juridictionnelle mais la menace que les pouvoirs représentatifs et responsables devant le peuple soient en quelque sorte évincés par une justice non démocratiquement désignée.
Cette difficulté d'assumer la part politique du droit en France est sans doute le produit de notre histoire juridique et politique : elle est issue des conflits du xviiie siècle entre les Parlements (c’est-à-dire les juridictions suprêmes de chaque province) et le Roi. Ces parlements s'étaient en effet opposés à l'absolutisme royal en refusant « d'enregistrer » les actes royaux, édits ou ordonnances, de sorte que ceux-ci ne pouvaient entrer en vigueur sur le territoire de la compétence de ces parlements. En somme ces parlements décidaient de l'entrée en vigueur de la loi, sur des motifs juridiques fortement teintés de motifs politiques. Autrement dit encore, ce pouvoir des parlements était bien une forme de « gouvernement des juges », au sens utilisé aujourd'hui. Or, notre système juridique « bonaparto-révolutionnaire » chercha à échapper à cette emprise juridictionnelle en limitant le plus possible le pouvoir des juridictions, et en excluant rapidement tout contrôle de constitutionnalité. C'est sans doute cette partie de notre ADN constitutionnel qui s'exprime lorsque des hommes politiques manifestent leurs craintes par rapport au pouvoir des juges. Mais évidemment, comme souvent, ce slogan est une entrave à la réflexion et simplifie excessivement la complexité des relations qui existent entre juges et politiques. C'est fort dommage car s'interdire de penser en la matière c'est faire le jeu de tous les populismes.
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