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Le billet
Lettre d’amour à mes étudiants libanais
Après deux années passées en détachement à l’Université Saint Joseph de Beyrouth, le professeur Rolin dresse un bilan tendre et engagé sur ce moment particulier et rare dans une carrière d’enseignant-chercheur.
Alors voilà, c’est la fin, la dernière heure du dernier cours a sonné, nous avons fait des photographies et échangé des présents. Les examens sont dans 10 jours et vous devez réviser de manière acharnée, les actes, les sources, le contrôle juridictionnel de l’administration. En vous livrant aux calculs que tout étudiant ne peut s’empêcher de faire : « les actes, c’est déjà tombé au partiel, le contrôle il a l’air d’aimer ça – autant que les bouteilles de vin libanais que nous lui avons offert –, mais les sources, est-ce qu’on peut vraiment s’économiser la mécanique Arcelor ? ».
Ce sont des questions normales, et se les poser, c’est déjà y répondre (Je confesse que cette formule est cryptique, mais vous ne croyez quand même pas que je vais vous donner des indications sur les sujets d’examens directement sur le site Dalloz !)
À dire vrai, à ce moment, je n’ai pas encore préparé ces sujets, mais je songe depuis longtemps à cette lettre. Car, tout au long de ces dernières semaines, j’ai compté, à regret, le temps de plus en plus court qui me séparait de cette dernière séance, et j’ai remonté le temps de ces deux années passées en votre compagnie, avec beaucoup d’émotion.
Lorsque j’ai pris mes fonctions en septembre 2022 à la Faculté de droit et de sciences politiques de l’Université Saint Joseph vous veniez de subir le début de l’épouvantable crise économique, en 2019, l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, les confinements (sévères au Liban) liés à la pandémie. Et pourtant, dès les premiers cours, je vous ai vus, tels que je vous ai encore vus la semaine dernière, souriant et investis, sérieux et décontractés, avides de savoir autant que de journées de skis ou de plage (spécial clin d’œil à ceux dont les cours du jeudi empiétaient sur le début du week-end).
Et vous vous apprêtiez, en 2022 comme en 2023, à subir un nouveau cataclysme : le DROIT ADMINISTRATIF. Pour tous les étudiants en droit du monde, je crois, le droit administratif est déjà une épreuve pénible. Mais au Liban ? Le pays où le service public n’est jamais sorti des pages d’un manuel, où la police administrative s’exerce d’une manière qui a plus à voir avec la loi du plus fort qu’avec la prévention des troubles à l’ordre public, où la responsabilité de l’administration, dans l’explosion du port par exemple, est ensevelie sous les recours contre les recours contre les juges qui essayent d’y voir clair.
Et pourtant, malgré cela, vous m’avez suivi. Vous avez été prêt à jouer ce jeu étrange de l’enseignement d’un droit, pour l’essentiel français, qui est pour vous un droit singulier : un droit colonial, un droit qui ne s’applique pas, ou si peu, et pourtant d’un droit qui conserve une fonction matricielle et explicative. Vous avez joué le jeu de l’apprentissage de ce droit, et je me demandais à chaque séance : qu’apprennent-ils ? Une langue morte comme le latin ou le grec ? Un modèle, parmi d’autres, de la régulation juridique, qui ne fonctionne pas si mal, d’une administration qui ne fonctionne pas si bien ? Ou bien le viatique, le passeport, qui les mènera vers des fins d’études à l’étranger ?
Aujourd’hui encore, après cette dernière heure, durant laquelle j’ai tracé le nom de ces derniers arrêts au tableau : Gomel 1914, Dahan 2013 je me pose encore la question mais avec quelques pistes de réponse. En y réfléchissant bien, je crois avoir quelques éléments de réponse. C’est un peu de tout cela. Un exercice intellectuel, un modèle de régulation de l’administration et une ouverture vers d’autres horizons, c’est tout cela à la fois que vous avez cherché, agrémenté de quelques plaisanteries, de l’exotisme de quelques expressions qui séparent le français du Liban du français de France.
Et puis, et puis, le viatique des viatiques : la note ! Celle qui promet le passage en 3e année et peut-être davantage.
Alors, chers étudiants, sur la note, je veux vous dire deux choses.
La première : Lorsque je compare, à niveau d’exigence équivalent et à programme équivalent les notes que vous avez reçues au cours de ces deux années, elles sont systématiquement meilleures que celles que j’ai données dans la quasi-totalité des universités françaises où j’ai enseigné. Et il y a à cela une raison très simple. Vous travaillez davantage que les étudiants français et, on aura beau dire, le travail est quand même une des bases de la réussite.
Mais, comme qui aime bien châtie bien, il faut que je vous dise quelque chose de moins agréable et d’un peu scandaleux : je crois que vous apprenez trop ! Oui oui, vous avez bien lu, vous apprenez trop. Et de ce fait, face à un sujet d’examen vous privilégiez trop souvent la preuve que vous savez : les morceaux de cours, les arrêts avec les dates exactes. Si nous étions dans une compétition de patinage artistique, je dirais que vous confondez dans ces moments les « figures imposées » avec le programme libre. Car on ne vous demande pas de prouver que vous avez appris. On vous demande de réfléchir, de discuter de commenter, et pas uniquement en une page à la fin de la copie, une fois posés tous ces morceaux encombrants récités ; non, c’est tout au long de la copie que cela doit se dérouler. Alors, faites-moi plaisir une dernière fois, et faites-vous confiance en même temps, lâchez la rambarde, lâchez le cours et laissez-vous la liberté de réfléchir !
La deuxième chose que je voulais vous dire est un beaucoup plus vaste sujet qui va bien au-delà de l’examen et de la note de fin d’année. Cette année, vous avez appris du droit administratif, même si la majeure partie d’entre vous se destine à de dominantes de droit privé. Quelle que soit la note que vous obtenez, et quelle que soit la branche du droit à laquelle vous vous destinez, n’oubliez pas le droit administratif, n’oubliez pas comment on peut contrôler l’administration, comment on doit passer un marché public, comment on doit assurer l’organisation d’un service public, assurer l’égalité devant la loi, la non-discrimination pour des critères religieux, politiques, de nationalité ou de genre, le respect des libertés publiques dans l’exercice de la police administrative. Car toutes ces choses sont essentielles pour le Liban et pour son redressement futur. Or, ce redressement, c’est vous, votre génération, qui l’aurez en charge. Ce que vous avez appris cette année, ce ne sont pas seulement des connaissances académiques, c’est un ensemble d’outils qui, joints avec bien d’autres que vous apprenez dans les autres matières, vous donne les moyens d’œuvrer à ce redressement. Et même si, destins libanais trop fréquents, vous devez partir à l’étranger, continuez d’aider votre pays qui le mérite et qui en a besoin.
Pour terminer, je voudrais associer à cette lettre, toutes les personnes de l’Université Saint Joseph que vous connaissez bien et qui ont rendu ces années aussi passionnantes : l’équipe pédagogique de droit administratif qui a été incroyable de talent et d‘investissement, tout le corps enseignant et administratif qui rendent jaloux tout professeur d’une université française, nos vénérées doyennes, passée et présente qui sont la clé de voûte de tout ce qui a été maintenu et construit ces dernières années.
Et puis pour terminer de terminer, un petit private joke entre nous : rendez-vous à Al Halabi !
À très bientôt.
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