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Liberté de la presse et difficultés des entreprises
Dans une décision récente, le Tribunal de commerce de Paris a ordonné à un journal de retirer de son site internet un article qui faisait état des difficultés financières d’une entreprise, placée sous mandat ad hoc.
Cette décision a suscité une réprobation quasi-unanime des journalistes, notamment de la presse économique, qui ont fustigé la « censure » infligée à cet article. Le « droit de savoir » aurait été bafoué par cette décision qui interdirait, de fait, de mener des investigations dans le monde des affaires en général, et sur les entreprises en difficulté en particulier.
Bien évidemment, la liberté de la presse est une des conditions du bon fonctionnement d’une société démocratique. Pour autant, la décision du Tribunal de commerce en question n’a sans doute pas le caractère inique qui lui est reprochée.
En effet, il n’existe pas, dans le système qui est le nôtre, de liberté absolue, si ce n’est, peut-être, la liberté de conscience (dans son for intérieur, chacun pense ce qu’il souhaite. C’est au moment d’exprimer ses convictions que des limites peuvent être posées).
Précisément, et c’est un poncif, la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres.
La liberté de « communiquer des informations » peut ainsi être soumise à « certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique (…) pour empêcher, [par exemple] la divulgation d’informations confidentielles », aux termes mêmes de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.
Le droit a en effet pour fonction d’arbitrer entre les droits et les libertés de chacun afin d’assurer la coexistence paisible de tous.
Situer la liberté de la presse, renommée pour l’occasion « devoir d’informer », au sommet de la hiérarchie des droits et libertés, afin de la placer hors d’atteinte des juges n’a pas grand sens.
Pourtant, le collectif « informer n’est pas un délit » a pu affirmer, à l’occasion de cette affaire, que « ce n’est pas au juge saisi par l’entreprise de devenir le rédacteur en chef de la nation, et de décider de l’intérêt ou non d’une information ».
Est-ce à dire que les journalistes devraient être soustraits à toute forme de recours en justice au motif que personne ne devrait pouvoir (si ce n’est eux) déterminer ce qu’il apparaissait pertinent de révéler ou non au public ?
Passe encore qu’il n’existe pas d’organe professionnel chargé de faire respecter la déontologie des journalistes. En effet, compte tenu de l’importance de la liberté de la presse, on peut légitimement douter qu’il soit opportun qu’une émanation du corps des journalistes puisse être dotée du pouvoir de déterminer la ligne de conduite journalistique acceptable.
Mais soustraire les journalistes aux juges judiciaires en postulant que la liberté de la presse surpasse toute autre liberté est proprement inacceptable.
Au vrai, la Cour de cassation n’a jamais affirmé que la liberté de la presse devait systématiquement ployer devant l’intérêt de l’entreprise en difficulté. Les juges doivent en effet vérifier que les informations divulguées « contribuent à l’information légitime du public » (Com. 15 déc. 2015, n° 14-11.500) et procéder à une balance des intérêts en présence pour s’assurer que la restriction à la liberté de la presse est proportionnée au but poursuivi.
Il n’y a là que la mise en œuvre du mécanisme de contrôle prévu par la Cour européenne des droits de l’homme.
Or, dans l’espèce en question, derrière le « secret des affaires », dont la connotation est nettement péjorative, se cachait l’ouverture d’une procédure destinée à traiter les difficultés financières d’une entreprise.
Il était donc nécessaire de prendre en considération le danger que cette révélation pouvait faire courir à l’entreprise en question et de le comparer à l’intérêt que le public pouvait avoir à connaître l’existence de cette procédure.
Chacun sait que le rétablissement financier d’une entreprise dépend de la précocité du déclenchement des mécanismes prévus par la loi pour assister l’entreprise en difficulté. Un chef d’entreprise ne doit donc pas hésiter à puiser dans les ressources de la loi si son entreprise s’engage sur une pente glissante, raison pour laquelle la loi impose la confidentialité à tous ceux qui prennent part à la procédure (C. com., art. L. 611-15).
La révélation de l’existence d’une mise sous protection d’une entreprise est en effet susceptible de précipiter sa perte : les clients risquent de se détourner de l’entreprise en difficulté, de peur qu’elle ne soit pas en mesure d’exécuter les prestations promises ; les partenaires commerciaux peuvent user de la fragilité de l’entreprise pour obtenir des avantages (à condition qu’ils ne soient pas manifestement excessifs : C. civ., art. 1143) ; les cocontractants pourraient même, sans doute à tort, mettre en jeu l’exception pour risque d’inexécution afin de retenir la prestation qu’ils doivent accomplir au profit de l’entreprise en difficulté (C. civ., art. 1220).
Autrement dit, révéler le déclenchement d’une procédure destinée à traiter les difficultés de l’entreprise peut avoir pour effet d’empêcher le bon déroulement de cette procédure.
Or, derrière l’entreprise, froide et impersonnelle, pour laquelle on a certes du mal à s’émouvoir, se cache l’ensemble de ses salariés qui seront les premiers à souffrir de l’accentuation des difficultés de l’entreprise en question.
Il est donc nécessaire de distinguer, d’une part, la révélation des difficultés financières d’une entreprise et, d’autre part, la révélation du déclenchement d’une procédure destinée à traiter ces difficultés.
Dans le premier cas, révéler ces difficultés peut être pertinent, notamment, lorsque les dirigeants ne réagissent pas et, par leur inaction, mettent gravement en danger l’entreprise. Dans cette hypothèse, les salariés, les partenaires commerciaux, le public en général a intérêt à connaître ces difficultés et, surtout, l’incurie de dirigeant qui met gravement en danger l’entreprise.
Dans le second cas, le plateau de la balance penche nettement plus du côté de l’entreprise, et de ses salariés, puisqu’une procédure a été déclenchée pour sauver l’entreprise.
Certes, il n’appartient pas aux journalistes de renforcer l’effectivité de la loi. Il n’empêche que si les journalistes faisaient mieux la distinction entre l’existence de difficultés financières et le déclenchement d’une procédure destinée à traiter les difficultés en question, le chef d’entreprise serait incité à déclencher le plus tôt possible la procédure de traitement, afin d’éviter la divulgation de ses difficultés !
Or, encore une fois, plus les procédures sont mises en œuvre rapidement, plus les chances de rétablissement de l’entreprise sont importantes.
La question de la liberté de la presse est une question sensible, qui doit faire l’objet d’une vigilance de chaque instant. Mais la lutte, légitime, contre les procédures baillons par exemple, ne doit pas faire perdre de vue l’existence d’intérêts forts permettant, dans certaines situations ciblées, de faire primer le silence sur la transparence.
Tout est affaire d’équilibre et convenons d’emblée que personne ne sera d’accord sur l’équilibre qu’il convient de trouver !
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