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Liberté, probité, inéligibilité
La récente affaire dite des « assistants parlementaires du RN » a relancé le débat autour de la peine complémentaire d’inéligibilité qui a été requise contre Marine Le Pen dans ce dossier qui la met en cause pour des détournements de fonds publics au préjudice du Parlement européen. Si l’inéligibilité était prononcée tout en étant assortie, comme l’a demandé le parquet, d’une exécution provisoire, l’actuelle présidente du Rassemblement National pourrait en effet être empêchée de se présenter au futur scrutin présidentiel.
« Élimination politique », « arme de destruction massive du jeu démocratique », voici quelques-uns des qualificatifs évocateurs utilisés par la défense de Marine Le Pen pour dénoncer la « sévérité non justifiée et gratuite » des réquisitions du parquet dans ce dossier (Le Monde, 27 nov. 2024). « C’est ma mort politique qu’on réclame » avait résumé l’intéressée au lendemain de l’audience du tribunal correctionnel (même article). Signe que la judiciarisation de la vie politique reste problématique, même l’ex-ministre de l’Intérieur et actuel garde des Sceaux avait commenté sur X : « il serait profondément choquant que Marine Le Pen soit jugée inéligible et, ainsi, ne puisse pas se présenter devant le suffrage des Français ». Faudrait-il alors, au nom du jeu démocratique, permettre à ceux qui, précisément, adoptent des comportements portant atteinte au contrat social et au mécanisme de représentation (ratio legis des atteintes à la probité), de se présenter à des élections ? Il y a comme une contradiction dans la proposition … Dans tous les cas, l’affaire Le Pen ne remet pas en cause la peine d’inéligibilité per se, même pas son automaticité. Elle interroge cependant sur sa mise en œuvre, à travers sa possible application immédiate.
L’applicabilité de la peine d’inéligibilité
La prévention pour laquelle Marine Le Pen est poursuivie appartient aux manquements au devoir de probité, prévus aux articles 432-10 à 432-16 du Code pénal parmi les « atteintes à l’administration publique commises par des personnes exerçant une fonction publique ». Le détournement de fonds publics y côtoie ainsi la corruption, le trafic d’influence, la concussion, le favoritisme et la prise illégale d’intérêts. À travers ces incriminations, dont la plupart existaient déjà sous l’ancien code pénal, c’est une certaine éthique sociale qui est protégée (sur ces infractions, v. not. J.-M. Brigant, « Les principales infractions d’atteinte à la probité », in : La lutte contre les atteintes à la probité en Nouvelle-Calédonie, PUNC, coll. Larje, p. 17 s. ; ouvrage disponible en ligne à l’adresse suivante : https://unc.nc/la-lutte-contre-les-atteintes-a-la-probite/). Au sens général, la probité se rapproche de l’intégrité (rapport à soi) ou encore de l’exemplarité (rapport aux autres) et désigne l’« exacte régularité à remplir tous les devoirs de la vie civile » (Littré).
Le détournement de fonds publics est prévu à l’article 432-15 du Code pénal et il correspond au « fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public, un comptable public, un dépositaire public ou l'un de ses subordonnés, de détruire, détourner ou soustraire un acte ou un titre, ou des fonds publics ou privés, ou effets, pièces ou titres en tenant lieu, ou tout autre objet qui lui a été remis en raison de ses fonctions ou de sa mission ». Il s’agit d’un délit sévèrement puni : son auteur encourt à titre principal, 10 ans d’emprisonnement et une amende de 1 000 000 d’euros, voire de 2 000 0000 en cas de bande organisée, le montant de cette amende pouvant être porté au double du produit de l’infraction. Par ailleurs, l’article 432-17 du même code fait encourir plusieurs peines complémentaires parmi lesquelles « l’interdiction des droits civils, civiques et de famille suivant les modalités prévues aux articles 131-26 et 131-26-1 du code pénal » (art. 432-17, 1°, C. pén.). C’est l’article 131-26 du Code pénal qui précise la portée de l’interdiction des droits civiques, civils et de famille. Y est spécialement visée « l’éligibilité » (art. 131-26, 2°), le même texte précisant que l’interdiction ne peut excéder dix années en cas de condamnation pour crime, contre cinq en cas de condamnation pour délit. L’article suivant (131-26-1), issu de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique (loi dite « Sapin I »), indique encore que, « Dans les cas prévus par la loi et par dérogation au septième alinéa de l'article 131-26, la peine d'inéligibilité mentionnée au 2° du même article peut être prononcée pour une durée de dix ans au plus à l'encontre d'une personne exerçant une fonction de membre du Gouvernement ou un mandat électif public au moment des faits » (la qualité de l’auteur prévalant alors sur la nature de l’infraction poursuivie).
Il faut encore préciser que, depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (dite « Sapin II »), le prononcé de la peine d’inéligibilité est devenu obligatoire pour les atteintes à la probité, sauf décision contraire spécialement motivée de la juridiction de jugement (art. 432-17 in fine, dans sa version alors applicable). Par la suite, le champ d’application de cette peine complémentaire obligatoire a été élargi à d’autres délits ainsi qu’aux crimes par la loi n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique (v. Y. Goutal, « La peine complémentaire d'inéligibilité issue de la loi ordinaire du 15 septembre 2017 pour la confiance dans l'institution politique », AJCT 2017. 606). Désormais c’est l’article 131-26-2 du Code pénal qui en précise le régime : le principe demeure que son prononcé est obligatoire en matière criminelle et pour certains délits (dont la liste est particulièrement fournie), sauf décision contraire spécialement motivée tenant compte des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur (art. 131-26-2, III).
En l’espèce, les détournements reprochés à la prévenue, qui se seraient déroulés de 2011 à 2016 (plusieurs autres membres du RN et le parti lui-même sont suspectés d’avoir participé à un « système » ayant débuté dès 2004), permettent l’application de la peine d’inéligibilité, soit à titre obligatoire et suivant le régime décrit si des faits postérieurs au 10 décembre 2016 peuvent être relevés, soit à titre facultatif si ce n’est pas le cas (en ce sens, J.-H. Robert, « Affaire Le Pen, inéligibilité et exécution provisoire : ce que dit vraiment le droit », Le Club des juristes, 22 nov. 2024 ; pour l’obligation de motiver la peine complémentaire d’inéligibilité s’agissant de faits antérieurs à la loi « Sapin II », v. Crim. 9 mars 2022, n° 21-81.506, Dalloz actualité, 29 mars 2022, obs. M. Recotillet).
L’application immédiate de la peine d’inéligibilité
Sur la possible exécution provisoire de la peine d’inéligibilité, il faut se reporter à l’article 471 du Code de procédure pénale, relatif à la procédure de jugement devant le tribunal correctionnel, qui prévoit que, nonobstant appel, « Les sanctions pénales prononcées en application des articles 131-4-1 à 131-11 et 132-25 à 132-70 du code pénal peuvent être déclarées exécutoires par provision » (al. 4). Ainsi, à l’instar des autres peines pouvant être prononcées par le juge correctionnel (l’emprisonnement étant régi par des règles spécifiques prévues au même article), la peine complémentaire d’interdiction des droits civils, civiques et de famille peut, par exception à l’effet suspensif de l’appel (art. 506 C. pr. pén. ; v. égal. l’art. 708, qui conditionne l’exécution de la peine à l’existence d’une décision pénale définitive), être exécutée immédiatement. Pour autant sa mise en œuvre ne serait pas aisée dans ce dossier, certains considérant même que l’exécution provisoire serait ici à écarter (J.-H. Robert, préc.).
Les éléments de contexte – en droit – sont les suivants. Tout d’abord, la Cour de cassation a déjà été saisie de questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) qui entendaient dénoncer, sur le fondement de l’article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et des principes constitutionnels des droits de la défense et du droit à un recours juridictionnel effectif, l’impossibilité de pouvoir contester cette modalité particulière d’exécution de la peine. Mais la chambre criminelle a refusé de renvoyer ces questions, estimant notamment dans un arrêt inédit de 2022 (Crim. 21 sept. 2022, n° 22-82.377 ; v. déjà Crim. 4 avr. 2018, n° 17-84.577, inédit) que : premièrement, « toute condamnation prononcée par la juridiction correctionnelle à l'une des sanctions pénales énumérées au 4e alinéa de l'article 471 du Code de procédure pénale peut faire l'objet, selon le cas, d'un recours devant la cour d'appel ou la Cour de cassation » (§ 5) ; deuxièmement, « la faculté pour la juridiction d'ordonner l'exécution provisoire répond à l'objectif d'intérêt général visant à favoriser l'exécution de la peine et à prévenir la récidive » (§ 6) ; enfin, « le caractère non suspensif du recours, lorsque l'exécution provisoire a été ordonnée, assure une juste conciliation entre, d'une part, les principes et droits invoqués […], d'autre part, les objectifs à valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et de bonne administration de la justice » (§ 7).
Ensuite, très récemment, la Cour de cassation a confirmé sa jurisprudence concernant la situation d’un élu pour qui l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité a emporté démission d’office de son mandat local en cours, en application des dispositions du code électoral. Dans sa décision (Crim. 18 déc. 2024, n° 24-83.556), la chambre criminelle répète que « la faculté pour la juridiction d'ordonner l'exécution provisoire d'une peine d'inéligibilité répond à l'objectif d'intérêt général visant à favoriser, en cas de recours, l'exécution de la peine et à prévenir la récidive » (§ 5). Et elle précise aussi que « l'exécution provisoire d'une peine d'inéligibilité ne peut être ordonnée par le juge pénal qu'à la suite d'un débat contradictoire au cours duquel la personne prévenue peut présenter ses moyens de défense et faire valoir sa situation » (§ 7).
Enfin, plus récemment encore, le Conseil constitutionnel a été saisi par le Conseil d’État d’une QPC posée par un élu mahorais portant sur les dispositions combinées des articles L. 230 et L. 236 du Code électoral et 471 du Code de procédure pénale. Au soutien du renvoi, le Conseil d’État énonce que le législateur, certes compétent pour fixer les conditions d’exercice des mandats électoraux et des fonctions électives des membres des assemblées délibérantes des collectivités territoriales, « ne saurait priver un citoyen du droit d’éligibilité […] que dans la mesure nécessaire au respect du principe d’égalité devant le suffrage et à la préservation de la liberté de l’électeur » (CE 27 déc. 2024, n° 498271, § 7). La saisine datant du 3 janvier, la décision du Conseil constitutionnel devra intervenir avant le 3 avril (v. « Procès des assistants RN : le Conseil constitutionnel va-t-il permettre à Marine Le Pen d’éviter l’inéligibilité ? » Public Sénat, 8 janv. 2025).
Les critères liés à l’objectif poursuivi par l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité (éviter la récidive et garantir l’exécution de la peine en cas de recours) et aux garanties procédurales (respect du contradictoire et des droits de la défense) devraient guider les juges dans leur décision, et ce même si la chambre criminelle estime qu’ils n'ont pas à motiver le choix de la peine d'inéligibilité (dès lors qu’elle est obligatoire), ni celui de l’assortir de l'exécution provisoire (Crim. 19 avr. 2023, n° 22-83.355, Dalloz actualité 24 mai 2023, obs. M. Dominati ; pointant une lacune de notre droit, AJ pénal 2023. 305, obs. J. Lasserre Capdeville). La tâche ne sera pas aisée. La réponse, attendue pour le 31 mars prochain, sera assurément scrutée.
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