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Le billet

[ 15 novembre 2022 ] Imprimer

L’inhumanité du service public et de la justice administrative

Je me préparais à vous donner un deuxième billet sur les enjeux de la transition énergétique en droit de l’urbanisme, pour poursuivre la série commencée ici, lorsque j’ai lu sur le site de la Cour européenne des droits de l’homme un arrêt rendu le 3 novembre dernier contre la France (CEDH, n° 59227/12).

Il relate une situation profondément choquante et c’est par conséquent sur ce sujet, bien plus important humainement, que je voudrais m’arrêter aujourd’hui car il nous en dit long sur la manière dont nos institutions publiques sont parfois aveugles face aux individus et développent des routines, bureaucratiques comme juridiques qui ne prêtent guère attention à ceux que l’on peut qualifier d’usagers du service public, mais qui sont avant tout des personnes humaines. Et la décision de la Cour, qui condamne la France cumulativement pour traitement inhumain et dégradant, pour violation de la liberté de religion et pour violation du droit à un recours effectif constitue une piqûre de rappel salutaire qu’il faut faire entendre au public le plus large possible pour que ces institutions publiques, placées devant leurs responsabilités en tirent toutes les conséquences qui s’imposent.

Les faits de l’affaire sont particulièrement éprouvants à relater.

Madame L. fit l’objet, en 1976 alors qu’elle était âgée de 4 ans, d’une mesure de placement hors de son milieu familial et fut confiée, par l’aide sociale à l’enfance d’abord à un foyer, puis à une famille d’accueil. Elle restera dans cette famille jusqu’à sa majorité en 1991. Pendant toute cette période, les quelques visites d’inspection de l’aide sociale à l’avance ne remarquèrent rien de particulier. Ils ne réagirent pas davantage lorsque Madame L. victime d’un très grave accident de la circulation et polytraumatisée fut hospitalisée. Pourtant, les parents de la famille d’accueil demandèrent que ne lui soit pratiqué aucune transfusion sanguine ce qui suscita une très vive réaction du personnel hospitalier. Et après avoir séjourné en centre de rééducation elle fut replacée dans la même famille d’accueil.

En 1994, elle dénonça auprès d’un responsable de la congrégation des témoins de Jéhovah les abus sexuels dont elle avait été victime depuis son arrivée dans la famille d’accueil qui ne déboucha sur rien d’autre qu’une confrontation et une dénégation de la part de l’auteur des faits. En 1999, elle déposa une plainte. Au cours de l’enquête préliminaire, le père de la famille d’accueil finit par reconnaître les faits. Une première plainte fut classée pour prescription des faits, une seconde conduisit à une mise en examen pour viol, mais là encore le juge d’instruction jugea les faits prescrits en 2003. En désespoir de cause elle se retourna vers le juge administratif pour obtenir la reconnaissance d’une faute du service de l’aide sociale à l’enfance en raison des mauvais traitements qu’elle avait subis durant sa période de prise en charge : à la fois ces abus sexuels et le fait qu’elle avait été enrôlée au sein des témoins de Jéovah.

Le Tribunal administratif reconnu les fautes du service et lui alloua en 2006 une menue indemnité. Mais la Cour administrative d’appel annula le jugement au motif que sa demande d’indemnisation était dirigée contre l’État alors que le service de l’aide sociale à l’enfance était, même avant les lois de décentralisation un service relevant du département de sorte que sa requête était mal dirigée. Il faut ici lire l’arrêt du Conseil qui en 2011 confirma l’arrêt de la Cour en ajoutant que peu importait que ce soit le même préfet (chef de l’exécutif départemental avant la décentralisation) qui ait reçu la demande préalable d’indemnisation, et que celui n’avait aucune obligation de transmission de la demande ; il faut surtout le lire pour constater que si les mots « sévices sexuels » sont prononcés dans les visas pour analyser la requête, il n’en est plus reparlé dans tout le reste de la décision. Le droit, rien que le droit. Appliqué de surcroît de manière particulièrement rigide

Après l’arrêt de la Cour, en 2007, Madame L, tirant les conséquences de cette décision, saisit de nouveau le Président du Conseil général d’une demande préalable d’indemnisation. Cette fois le Tribunal administratif la rejeta comme prescrite jugeant qu’à compter de 1994, date à laquelle elle avait pour la première fois dénoncé les abus sexuels qu’elle subissait elle s’était libérée « de son environnement sectaire » et qu’elle était par suite en mesure d’apprécier les conséquences dommageables des fautes commises par le service de l’aide sociale à l’enfance, conformément au point de départ de la prescription quadriennale fixé tel que défini par la jurisprudence du Conseil d’État depuis 2008 (CE 11 juill. 2008, n° 306140). Le jugement fut confirmé dans les mêmes termes par la Cour d’appel et le Conseil d’État refusa d’admettre le pourvoi en cassation.

Il serait possible de s’arrêter à cette relation des faits pour comprendre la sévérité de la décision de la Cour.

Oui de toute évidence avoir laissé Madame L. dans une famille d’accueil maltraitante et ne rien avoir décelé pendant presque 15 ans, sur la base des rares visites réalisées pendant cette période (6 visites en tout et pour tout !) est la manifestation d’une carence qui a permis que soit commis et que se perpétuent des actes constitutifs de traitement inhumains et dégradants.

Oui, de toute évidence, avoir placé Madame L. dans une famille d’accueil Témoins de Jéhovah a porté atteinte à sa liberté de religion, cela d’autant plus qu’après l’accident de circulation et la demande des parents que ne soit pas pratiqué de transmission sanguine le service ne pouvait pas ne pas être au courant de cette affiliation.

Mais ce qui est sans doute encore plus grave, c’est l’attitude de dénégation aussi bien des responsables du service que de la justice administrative après la commission de ces faits.

Commençons par les responsables du service : Lorsqu’en 2003 et en 2007, le préfet puis le Président du Conseil général sont saisis d’une demande préalable d’indemnisation que font-ils ? Le préfet ne répond pas, et il naît une décision implicite de rejet de cette demande. Et le Président du Conseil général, rien non plus. Pourtant ces deux autorités étaient parfaitement au fait de la situation puisque la procédure pénale avait permis à un juge d’instruction de mener une enquête au cours de laquelle des agents du service avaient été entendus et au terme de laquelle les faits avaient été nettement établis, l’auteur des abus sexuels les ayant reconnus. Comment peut-on alors expliquer ce silence sinon par un souci, inacceptable, de « couvrir » le service.

Poursuivons par le juge administratif et la question de l’application de la prescription quadriennale. On dira, ces décisions sont empreintes de la plus grande rectitude juridique : sur la base de la jurisprudence de 2008 (elle aussi relative à un service social de l’enfance puisqu’il s’agit de l’affaire des enfants réunionnais « placés » en métropole) : c’est à compter de la date à laquelle « la victime est en mesure de connaître l’origine du dommage ou du moins de disposer d’indications suffisantes selon lesquelles ce dommage pourrait être imputable au fait de l’administration ». On dira même que la Cour de Bordeaux a été plus loin puisque, dans l’affaire des enfants réunionnais, c’est la date de la majorité de ceux-ci qui a été retenue alors qu’ici la Cour a été plus loin en recherchant la date où avait cessé « l’emprise sectaire », date postérieure à sa majorité. Mansuétude inutile puisque cela ne changeait rien au fait que la demande était prescrite.

Rectitude voire mansuétude, est-ce si sûr ? Rappelons que depuis 2006, le Conseil d’État admet qu’une plainte contre X est un fait interruptif de responsabilité dès lors qu’elle porte « sur le fait générateur, l’existence, le montant ou le paiement d’une créance d’une collectivité publique » (CE 27 oct. 2006, n° 246931). Or, la plainte dirigée contre le père de la famille de garde, agissant dans le cadre d’une mission de service public pouvait se révéler fort proche d’une plainte relative au fait générateur de la créance d’une personne publique car, en matière de carence le fait générateur n’est pas la carence elle-même mais le dommage subi du fait de la carence. Il n’aurait fallu qu’un infime effort juridique pour aboutir à cette solution.

Et que dire encore de la première décision du Conseil d’État qui refuse d’admettre l’obligation de transmission entre administrations d’une demande préalable d’indemnisation. Lisons cet arrêt de 2018 : « Lorsqu'un organisme de droit public ou un organisme de droit privé chargé d'une mission de service public est chargé du service de prestations au nom et pour le compte de l'État, une réclamation préalable adressée à cet organisme en vue d'obtenir la réparation des préjudices nés de fautes commises dans le service d'une telle prestation doit, en principe, être regardée comme adressée à la fois à cet organisme et à l'État… » (CE 23 mai 2018, n° 405448). Il n’aurait pas fallu beaucoup d’efforts non plus pour admettre dès 2012 qu’une demande adressée au Préfet qui à l’époque des faits était le chef du service « pour le compte du département » soit en réalité adressée au département lui-même…

On le voit, à chacune des étapes de la gestion, par le service public et la justice administrative de cette situation terrible, les règles ont joué en défaveur de la requérante alors pourtant qu’à chaque fois également, il n’aurait pas fallu grand effort pour lui donner raison.

Jacques Chevallier écrit dans son beau « Que sais-je » sur le service public : « le service public sculpte le mythe d’un État généreux, bienveillant, uniquement soucieux du bien-être de tous ». Cette phrase prend une singulière résonance à la lecture de cet arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme…

Références :

■ CEDH 3 nov. 2022, Loste c/ France, n° 59227/12

■ CE 11 juill. 2008, n° 306140 A : AJDA 2008. 1411.

 CE 27 oct. 2006, n° 246931 A : AJDA 2006. 2389, chron. C. Landais et F. Lenica.

■ CE 23 mai 2018, n° 405448 A : AJDA 2018. 1065.

 

Auteur :Frédéric Rolin


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