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[ 13 octobre 2025 ] Imprimer

« L’intérêt général majeur », une nouvelle manifestation du clientélisme législatif

Vous prendrez bien un petit cas pratique ? L’été dernier a été marqué par une actualité juridico-politique majeure, à savoir la censure par le Conseil constitutionnel de la loi dite « Duplomb » du 11 août 2025 (n° 2025-794) visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur : l’article 2-3° de ce texte autorisait des dérogations bien trop larges à l’interdiction des produits phytopharmaceutiques contenant des néonicotinoïdes ou autres substances assimilées, ce qui rendait ses dispositions contraires à l’article 1er de Charte de l’environnement.

Mais les autres dispositions de la loi Duplomb sont passées, en particulier l’article 5 modifiant l’article L. 211-1-2 du Code de l’environnement :

« Les ouvrages de stockage d'eau et les prélèvements sur les eaux superficielles ou souterraines associés qui poursuivent à titre principal une finalité agricole sont présumés d'intérêt général majeur dans les zones affectées d'un déficit quantitatif pérenne compromettant le potentiel de production agricole (…) ». 

Ces ouvrages sont, entre autres, les réserves dites « méga-bassines », constituées d’eau de pluie ou puisée dans les nappes phréatiques, et si décriées.

Une telle disposition inspire à la fois un court commentaire, et un cas pratique.

Le commentaire

L’intérêt général en question est qualifié de « majeur » par la loi. Il bénéficie aux ouvrages de stockage d’eau à des fins agricoles, et prime donc sur les autres intérêts généraux. A contrario, les autres intérêts généraux, tels que l’accès à l’eau pour la population générale, la protection de l’environnement, la santé publique, la biodiversité, la lutte contre le réchauffement climatique, etc., deviennent « mineurs ».

Dans le même registre, on trouve également un intérêt général « majeur » par détermination de la loi dans le Code rural et de la pêche maritime. L’article L. 1 A, inséré par la loi n° 2025-268 du 24 mars 2025 d'orientation pour la souveraineté alimentaire et le renouvellement des générations en agriculture, dispose :

« La protection, la valorisation et le développement de l'agriculture et de la pêche sont d'intérêt général majeur en tant qu'ils garantissent la souveraineté alimentaire de la Nation. Ils constituent un intérêt fondamental de la Nation en tant qu'éléments essentiels de son potentiel économique ».

Dans ces deux cas, l’intérêt général « majeur » consiste explicitement à ménager les intérêts économiques de deux catégories socio-professionnelles, les agriculteurs et les pêcheurs. Il s’agit donc d’un intérêt général majeur « catégoriel ». Certes, vous avez appris en L2 et ensuite, notamment en droit public de l’économie, que l’intérêt catégoriel n’est pas nécessairement antagoniste avec l’intérêt général. Au contraire, le juge administratif a pu reconnaître, dans bien des hypothèses, que l’intérêt d’une profession voire celui d’une seule entreprise (jurisprudence souvent citée : v. CE 20 juill. 1971, Ville de Sochaux, n° 80804 A), justifie un avantage, une mesure différenciée.

Reste que cet intérêt général majeur catégoriel bénéficie à une très petite minorité en France, même s’il contribue indéniablement à l’intérêt général. Il vient prévaloir sur des intérêts généraux concernant toute la population. Ajoutons que lorsque le législateur invoque la « souveraineté alimentaire » de la France, et donc l’impératif, en cas de guerre par exemple, d’assurer notre autosuffisance alimentaire, il est dans son rôle. Mais la balance commerciale française, en matière agricole, est largement excédentaire. La France est une puissance agricole exportatrice, et la préoccupation constante est plutôt d’accroître les exportations (v. le rapport d'information de l’Assemblée nationale sur la balance commerciale agricole, n° 2726 (dépôt 5 juin 2024) par le député F. Alisio, qui souhaite même augmenter les exportations françaises en améliorant la compétitivité de vos produits agricoles et agroalimentaires), plutôt que de gérer une pénurie alimentaire. Dans ces conditions, on se demande à quoi l’invocation de la souveraineté alimentaire peut bien correspondre.

À cela s’ajoute que ces deux intérêts généraux majeurs ont été consacrés par la loi en six mois : de mars à août 2025. Jamais l’intérêt catégoriel n’aura été si pressant et concomitant avec des actions parfois violentes dans nos campagnes, et un climat politique instable. En somme, plus le climat politique est incertain, plus le législateur est sensible à certaines revendications, plus l’intérêt général « majeur » par détermination de la loi devient catégoriel, et moins il est général.

Et maintenant le cas pratique

Dans son excellent et délicieux ouvrage Droit administratif général (Lexis Nexis, 5e éd., n° 461), le Professeur Benoît Plessix explique : l’intérêt général « varie en fonction des circonstances de temps et de lieu ; il suit l’évolution des sensibilités, des mentalités, des mœurs ; il s’adapte aux mutations politiques, sociales, économiques ». En d’autres termes, l’intérêt général est une notion fonctionnelle et fuyante par définition, que le juge fait prévaloir en fonction de la loi, mais aussi en fonction de l’air du temps lorsque la loi est muette sur sa consistance. De plus, il existe des intérêts généraux contradictoires, ce qui dans toute société complexe est logique.

D’un autre côté, le Conseil constitutionnel (7 août 2025, n° 2025-891 DC) a fourni quelques précisions lorsqu’il a statué sur la loi du 11 août précitée :

« les présomptions instituées par ces dispositions (créant un intérêt général majeur) ne sauraient être regardées comme revêtant un caractère irréfragable faisant obstacle à la contestation de l’intérêt général majeur ou de la raison impérative d’intérêt public majeur du projet d’ouvrage concerné » (cons. 138).

Très récemment, le Conseil d'État a jugé, à propos d’un projet d’exploitation minière de lithium autorisée pour des « raisons impératives d’intérêt public majeur » (C. env., art. L. 411-2 et L. 411-2-1), a fait application de la décision du Conseil constitutionnel : c’est bien « sous le contrôle du juge » que le Premier ministre peut reconnaître qu'un projet répond à une raison impérative d'intérêt public majeur en la justifiant, au cas par cas, au regard de son objet et de son importance, « une telle qualification ne dispensant pas le projet concerné (…)  du respect des autres conditions prévues à l'article L. 411-2 du code de l'environnement ». En l’espèce, la Haute juridiction a admis la qualification d’intérêt public majeur, mais uniquement après avoir pesé les arguments de l’État.

Vous êtes militant écologiste, juriste d’une organisation nationale de défense de l’environnement. Vous connaissez les diverses théories du bilan et autres raisonnements du juge lorsqu’il s’agit d’évaluer l’impact d’un projet d’ouvrage sur l’environnement, la population ou la santé publique. Une association locale de protection de l’environnement vient à votre rencontre pour un recours contre une autorisation de construire une méga-bassine.

Vous avez plusieurs majeures de syllogisme à votre disposition, dont la Charte de l’environnement et le préambule de la Constitution de 1946, sans compter le droit européen voire international. Est-ce que tous ces intérêts généraux « mineurs » additionnés, qui se fondent sur la Constitution, peuvent contrebalancer l’intérêt général catégoriel « majeur » ne reposant que sur la loi et dont la présomption n’est pas irréfragable ?

Pas évident, mais c’est à vous d’argumenter.

■ Cons. const. 7 août 2015, n° 2025-891 DC : AJDA 2025. 1520 ; D. 2025. 1424, obs. C. const. 7 août 2025.

 

 

Auteur :Jean-Paul Markus


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