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[ 27 septembre 2016 ] Imprimer

« Loi El Khomri » : un droit du travail de crise ou un droit du travail en crise ?

Après six mois de débats mouvementés assortis de mouvements sociaux et de fortes divisions politiques, la « Loi travail » a finalement été adoptée le 8 août dernier (Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels). Le temps est donc venu pour les juristes de décrypter le sens de ce texte copieux si ce n'est indigeste (occupant 100 pages au Journal Officiel) et d'en mesurer la portée.

Dans la présentation initiale de la ministre du travail, ce texte n'emporterait rien moins qu'une « refondation du modèle social » français. Il est indiscutable qu'il engage le droit du travail dans une évolution importante, qu'il s'agisse de la réécriture, à droit non constant du Code du travail, du renforcement du rôle de l'accord collectif d'entreprise, de la généralisation du principe majoritaire ou de la quête de nouveaux modèles d'emploi à travers la création du compte personnel d'activité et l'esquisse d'une réglementation du statut des travailleurs mis en relation avec un donneur d'ordre sur une plateforme numérique. 

Ces importantes évolutions ne sont cependant pas sans profondément bouleverser le droit du travail, sans que s'esquisse véritablement un nouveau « modèle ». A l'évidence, cette loi peut être comprise comme une adaptation du droit du travail à la crise subie par le monde du travail depuis une vingtaine d'années au moins, dont les statistiques ne cessent de nous rappeler la gravité : importance du taux de chômage et particulièrement du chômage de longue durée, développement d'un salariat pauvre, accroissement des inégalités, etc… Ces phénomènes ont conduit à une érosion de l'efficacité des protections existantes, conduisant à ce que le sociologue Robert Castel avait baptisé « l'insécurité sociale », appelant dès lors à une construction de nouvelles formes de protection. 

Loin d'emprunter un tel chemin, la « Loi travail », faisant largement écho aux analyses d'économistes orthodoxes, s'attaque à ce qui est dénoncé comme des rigidités du droit du travail à l'origine de la mauvaise santé économique de notre pays. Elle permet en conséquence l'amoindrissement de l'autorité des conventions de branche, la facilitation des licenciements pour motif économique, le renforcement de l'autorité des accords sur l'emploi à l'encontre des stipulations contractuelles, et elle met l'accent sur la « sécurisation » des dispositifs juridiques. De telles évolutions auront-elles un impact quelconque sur l'emploi ? Le débat est permis dans le contexte économique que nous connaissons. En retour de cette flexibilisation des règles du droit du travail, le texte permet-il de construire de nouvelles formes de protection ? Celles-ci ne sont pour l'heure que modestes, le nouveau compte personnel d'activité se contentant pour l'essentiel de regrouper des comptes existants. Par ailleurs, le pari fait de la construction de nouvelles formes de solidarité par les partenaires sociaux, de par l'autorité nouvelle qui leur est conférée, paraît pour le moins osé. Comment imaginer la mise en place de solidarités à une échelle supérieure à l'entreprise dès lors que l'accord d'entreprise se voit conférer une forme de toute puissance jusque là inconnue ?

Mais dans son ambition d'apporter une réponse à la crise, la « Loi travail » n'est pas sans renforcer la crise connue du droit du travail lui-même. Elle fait trembler des piliers essentiels sur lesquels le droit du travail s'est construit. La principale interrogation concerne le sort fait au principe de faveur, jusqu'ici reconnu comme un principe fondamental du droit du travail, selon lequel, en cas de concours de normes, c'est la plus favorable s'applique. La nouvelle architecture du Code du travail, dores et déjà mise en place pour les règles relatives au temps de travail, conduit à désormais distinguer à l'avance un champ pour les règles d'ordre public, distinct de celui assigné à la négociation collective et de celui conféré aux règles supplétives applicables en l'absence d'accord. Ce choix conduit à faire primer systématiquement l'accord d'entreprise sur les autres sources du droit, ne laissant qu'une place modeste pour le principe de faveur. En outre, les changements initiés par la loi paraissent entamer un fondement encore plus solide du droit du travail : celui de l'unité du statut juridique applicable aux salariés. Malgré quelques exceptions, il a toujours été admis que les travailleurs couverts par le Code du travail bénéficient de protections d'ordre public, comportant un ensemble complet de droits individuels et collectifs. Il n'est alors pas peu surprenant que la construction -louable- d'une réglementation pour les travailleurs des plateformes numériques dans la « Loi El Khomri » se limite à envisager une simple « responsabilité sociale » réduite à des indications assez vagues sur les accidents du travail, la formation ou les actions collectives de ces travailleurs. Exit donc l'idée que ces travailleurs pourraient se voir requalifiés en travailleurs subordonnés ou appliquer une partie des normes applicables aux travailleurs salariés.

Nombre d'autres exemples montrent que la « Loi travail » a franchi un pas important dans la mise en cause de principes essentiels sur lesquels se sont construits les équilibres propres au droit du travail. Si l'on peut à certains égards se réjouir que le législateur s'engage dans la quête de nouvelles formes de protection adaptées aux évolutions contemporaines, on ne peut que s'inquiéter qu'il commence par éroder les constructions les plus solides en prétendant construire un nouveau modèle social dont personne n'a vraiment compris en quoi il pourrait consister. 

 

Auteur :Frédéric Guiomard


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