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Le billet
Lorsqu’un revirement de jurisprudence dissimule une certaine idée de l’État
Pendant que mes étudiants composent sur le même sujet à l'occasion de leurs examens de deuxième semestre de droit administratif, je voudrais revenir sur le revirement qu'a opéré le Tribunal des conflits le 9 mars dernier de la jurisprudence « Entreprise Peyrot » de 1963. Il ne s'agit pas ici de faire un commentaire technique de cette décision (il y a en a d'ailleurs déjà un publié sur ce site, V. Dalloz Actu Étudiant, Adieu « Société entreprise Peyrot » !, 23 mars 2015), ni même un corrigé pour mes chers étudiants, mais plutôt réfléchir à la conception de l'État qui se manifeste implicitement dans cette décision.
Pour comprendre de quoi il s'agit ici, il faut se poser une question simple : pourquoi le Tribunal des conflits avait-il en 1963 posé une exception au principe selon lequel les contrats passés entre personnes privées ne peuvent pas être qualifiés de contrats administratifs ? La décision « Entreprise Peyrot » donne partiellement cette raison : « Considérant que la construction des routes nationales a le caractère de travaux publics et appartient par nature à l'État ; qu'elle est traditionnellement exécutée en régie directe ; que, par suite, les marchés passés par le maître de l'ouvrage pour cette exécution sont soumis aux règles du droit public ;... qu'il doit en être de même pour les marchés passés par le maître de l'ouvrage pour la construction d'autoroutes ».
Si on s'y arrête un instant, cette invocation de la tradition est singulière : si parfois le Conseil d'État fait appel à la notion de « tradition républicaine », on ne voit pas de notion de « tradition administrative » utilisée en jurisprudence. Mais elle traduit en réalité une conception de l'État sur laquelle il convient de revenir un instant : depuis l'émergence de la théorie de la monarchie centralisée, et de plus en plus absolue, les voies de communications ont constitué une des expressions majeures du pouvoir royal.
Rappelons que Sully, Ministre principal de Henri IV fut également doté de la charge de « grand voyer de France » chargé de l'ouverture et de l'entretien de toutes les voies royales, terrestres ou fluviales (avec le célèbre canal de Briare, par exemple).
Rappelons encore que Colbert d'abord, puis Louis XV institutionnalisèrent très fortement le corps des commissaires puis ingénieurs des Ponts et Chaussées qui constituèrent le fer de lance de l'administration de l'État et sa tête pensante (rappelons que ce sont aux ingénieurs des Ponts et Chaussées que nous devons les techniques modernes de passation des marchés publics, mais aussi des marchés privés de travaux).
Rappelons enfin, que l'ouverture et le contrôle des voies royales fut un des moyens essentiels de dominer les grands féodaux qui perdirent progressivement les ressources fiscales liées aux péages qu'ils entretenaient sur ces voies ou sur les ouvrages d'art attachés (bacs, ponts, etc.).
Voilà donc ce que signifie cette « tradition » à laquelle il est fait référence dans l'arrêt « Entreprise Peyrot » : l'État s'est construit en dominant la voirie royale puis nationale. Il « doit donc en être de même » (ce sont les termes mêmes de l'arrêt), pour les autoroutes qui ne sont qu'une version modernisées de cette voirie nationale, quand bien même pour des raisons financières et techniques il a fallu en confier la construction à des sociétés d'économie mixte.
Or, ce qui se joue dans l'arrêt du 9 mars dernier, c'est précisément cette remise en cause de la théorie de l'État au cours des trente dernières années : aujourd'hui la liaison entre construction de l'État et domination de la voirie s'est beaucoup distendue. Pour des raisons budgétaires, mais aussi à cause l'abaissement des justifications théoriques et idéologiques antérieures, la voirie nationale a pu être confiée pour une large part aux départements (L. n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, art. 18 ), les sociétés d'autoroutes ont pu être entièrement privatisées pour devenir des concessionnaires ordinaires (ou presque !) et les Ponts et Chaussées eux-mêmes ont perdu leur capacité de proposition et de mise en œuvre de la politique d'aménagement de l'État.
Dès lors l'argument de la « tradition » de la décision « Entreprise Peyrot » a disparu, et il était donc logique que le régime de la qualification des contrats qui reposait sur celle-ci soit lui-même remis en cause.
Cela amène pour conclure à deux observations :
- La première tient à ce que depuis l'émergence du droit communautaire des marchés publics et des concessions, les contrats même conclus par une personne privée sont soumis à des règles de passation qui s'approchent de celles des contrats conclus par des personnes publiques. Dans ces conditions, le rôle du droit administratif apparaît moins essentiel pour assurer le contrôle de la passation et de l'exécution de ces contrats : on passe en quelque sorte d'une régulation par le droit de l'État qu'est le droit administratif à une régulation par les procédures, qu'elles soient de droit public ou de droit privé, sous le contrôle d'un juge qui n'est pas nécessairement le juge administratif. Ce passage d'une conception organique à une conception procédurale des règles qui intéressent des objets d'intérêt public, comme les autoroutes est très caractéristique des évolutions contemporaines du droit.
- La seconde tient à ce que si l'on constate que l'État se désintéresse de ses réseaux physiques que constituent les routes nationales et les autoroutes, on voit, notamment dans la future loi sur le renseignement, qu'il cherche à reprendre un contrôle plus important sur les réseaux immatériels, les réseaux numériques, car si la monarchie moderne s'est construite sur la maitrise de la voirie routière , l'État post-moderne devra fonder sa puissance sur celle de la circulation des informations et les réseaux qui les portent.
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