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[ 17 octobre 2022 ] Imprimer

Manuel de droit de la sobriété énergétique

Mitaines, bonnes charentaises, pull, plaid sur les genoux, voilà l’équipement pour entamer le défi suivant : rédiger un manuel sobrement intitulé « Droit de la sobriété énergétique ».

Comme tout ouvrage du genre, il faut justifier le sujet : le réchauffement climatique et la crise énergétique suffiront amplement. Vient ensuite la définition et le champ du sujet : le droit de la sobriété énergétique englobe l’ensemble des institutions et normes juridiques destinées à diminuer la consommation nationale en énergies tout en entravant le moins possible la vie économique et sociale, afin de faire face à des pénuries ou menaces de pénuries aux causes naturelles, économiques ou politiques.

■ En première partie, l’énoncé des cadres juridiques et institutionnels s’impose.

S’agissant des sources, la Charte de l’environnement nous rappelle que chacun « a le devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement » (art. 2), et que « les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable » (art. 6), ce vers quoi tend résolument la sobriété énergétique. Le législateur est seul habilité à brider certaines libertés énergivores, par exemple celle de voyager en jet privé, en vertu de l’article 34 de la Constitution. L’autorité réglementaire suivra. Le tout sera encadré le plus souvent par les traités européens et la législation dérivée, mais aussi par un droit international de la sobriété énergétique émergent : le Conseil d'État n’a-t-il pas jugé que si les stipulations de l'accord de Paris dit « COP21 » sont dépourvues d'effet direct, « elles doivent néanmoins être prises en considération dans l'interprétation des dispositions de droit national » (CE 19 nov. 2020, Cne de Grande-Synthe, n° 427301) ?

S’agissant des aspects institutionnels, plusieurs ministères ont en charge plus ou moins directement l’organisation de la sobriété, avec leurs administrations déconcentrées, mais aussi des opérateurs publics tels que l’ADEME (Agence de l'environnement et de la maîtrise de l’énergie), l’ANAH (Agence nationale de l’habitat) et autres agences dédiées aux économies d’énergie. Les opérateurs privés pourront être mis à contribution par habilitation ou délégation. Il sera probablement nécessaire d’élargir les pouvoirs de la Commission de régulation de l’énergie (CRE), notamment pour gérer les difficultés d’approvisionnement et résoudre les litiges entre opérateurs, car l’État est souvent partie prenante sur le marché de l’énergie. Au niveau décentralisé, les collectivités territoriales jouent également un rôle moteur, par des aides économiques et sociales, leur politique d’équipement et la gestion des infrastructures.

■ En deuxième partie vient le droit matériel de la sobriété énergétique.

Il est d’abord essentiel de définir des objectifs de sobriété, tels qu’ils découlent notamment du Code de l’énergie (art. L. 100-1 A). Cela suppose l’élaboration d’instruments de mesure, pour le secteur privé et également le secteur public.

Les moyens de la sobriété sont d’abord techniques, avec une réglementation qui s’annonce toujours plus tatillonne, comme cet article R. 241-26 du Code de l’énergie qui limite les températures à 19 y compris dans les logements. On va aussi assister à une profusion d’actes de droit souple (les fameux plans de sobriété - prônant des comportements sobres, allant des heures d’allumages de l’électroménager à l’indice de couverture vestimentaire de tout un chacun, en passant par l’utilisation raisonnée des photons artificiels). Un « énergiscore » déjà présent sur les produits électroménagers, s’étendra aux autres marchandises.

Les moyens financiers seront d’autant plus considérables qu’il s’agit dans certains secteurs d’une révolution comportementale et technique (ex. l’industrie de la publicité) : il faudra apporter des aides publiques aux foyers mais aussi aux entreprises, sans froisser la Commission européenne (car les aides économiques sont en principe prohibées par le droit de l’Union). Cette dernière s’empressera de rédiger une longue communication en la matière (v. déjà la communication relative aux orientations sur les plans pour la reprise et la résilience dans le cadre de REPowerEU, 31 mai 2022, n° 2022/C 214/01, ici). Le droit de la commande publique fait déjà une large part à la sobriété à travers les contraintes environnementales pesant sur les offres, tandis qu‘il existe de nombreux contrats privés permettant d’intéresser le fournisseur ou le client aux économies d’énergie réalisées.

■ L’urgence énergétique, comme le montre l’actualité, mérite une troisième partie.

Il faudra envisager les cas de sobriété imposée, sorte de sevrage énergétique partiel, avec une panification énergétique pouvant s’avérer nécessaire dans certaines circonstances qui pointent à l’horizon : pénuries liées à des difficultés techniques, des contraintes économiques, des actes de sabotage, ou événements politiques. On ressortira alors les législations existantes de temps de guerre (C. défense, art. L. 1331-1 et s.), afin au besoin d’orienter autoritairement les productions et de répartir la pénurie, notamment pour préserver la continuité des services publics. La CRE déjà mentionnée sera amenée à intervenir (C. énergie, art . L. 421-7-2) dans le cadre de la politique de stockage déjà en place pour le pétrole et le gaz (stocks stratégiques). C’est la question de la souveraineté énergétique, objectif légal (L. n° 2022-1158 du 16 août 2022 portant mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d'achat, art23 et s.) qui passe aussi par la sobriété.

Cela va supposer l’existence d’une police de la sobriété, avec ses règles et des sanctions qui existent déjà, par exemple en cas de non-respect des obligations de stockage énergétique (par ex. C. minier, art. L. 273-1). Mais il est clair que l’intempérance énergétique, autrement dit le non-respect de certaines limites de consommation qui seraient imposées, nécessitera la création de sanctions administratives telles que des retraits d’autorisation d’exploiter telle ou telle activité.

■ Il en résultera nécessairement un contentieux de la sobriété énergétique (quatrième partie).

Certains référés existants peuvent s’avérer utiles : le référé-liberté contre les mesures coercitives, mais aussi le référé civil lorsque l’intempérance énergétique d’une personne privée menace l’approvisionnement des autres. Pourrait s’y ajouter un « référé sobriété » devant le juge administratif, destiné à faire respecter un « droit à la sobriété » pour les justiciables, ou un « devoir de sobriété » à l’encontre des personnes publiques. Et d’ailleurs, faute de respecter ou faire respecter ce devoir de sobriété, l’autorité verrait engager sa responsabilité administrative. Le secteur privé ne sera pas en reste : nombre d’infractions pour intempérance énergétique ne manqueront pas d’émerger, mais aussi, par exemple, pour allégations mensongères tendant duper le consommateur sur le bilan énergétique d’un produit.

■ Enfin, la fiscalité de la sobriété énergétique vient en cinquième partie.

L’incitation à la sobriété alimente déjà le Code général des impôts, avec les déductions diverses liées aux investissements tendant à économiser l’énergie (par ex. et au hasard, l’art. 39 AB, à propos des « matériels destinés à économiser l'énergie »). Parallèlement, l’arme de la dissuasion fiscale s’étoffera, avec une taxation différenciée selon le coût énergétique de telle ou telle activité.

En somme, un droit de la sobriété énergétique existe déjà, mais ce n’est qu’un début : il faut se préparer à une logorrhée normative, une branche du droit est bien née. Ce n’est certes pas une discipline juridique autonome au sens académique comme les glorifient les professeurs de droit, pas plus que le droit du tourisme ou le droit bancaire ne sont autonomes. Les normes à réunir dans un tel ouvrage relèvent aussi bien du droit public que du droit privé, en tant qu’elles tendent directement ou indirectement à réduire nos consommations d’énergies. Autour d’un objet cohérent – la sobriété énergétique – l’idée est de présenter le cadre juridique d’un nouvel ordre public économique, environnemental et social. Pas moins.

Références :

■ CE 19 nov. 2020, Cne de Grande-Synthe, n° 427301 A : AJDA 2021. 217 ; ibid. 2115 ; ibid. 2020. 2287 ; ibid. 2021. 2115, note H. Delzangles ; D. 2020. 2292, et les obs. ; ibid. 2021. 923, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; ibid. 1004, obs. G. Leray et V. Monteillet ; RFDA 2021. 747, note A. Van Lang, A. Perrin et M. Deffairi ; RTD eur. 2021. 484, obs. D. Ritleng.

 

Auteur :Jean-Paul Markus – Directeur de la Rédaction des Surligneurs


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