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Le billet

[ 26 juin 2018 ] Imprimer

Mémoires des choses, des hommes et des lois

Chers lecteurs, je voudrais à l’occasion de cette chronique partager avec vous quelques réflexions qui me sont venues à la lecture, et à l’analyse, de deux décisions récemment rendues par des juridictions administratives, et qui touche au rapport de l’histoire, du droit et de la mémoire.

La première de ces décisions est un arrêt rendu il y a quelques jours par le conseil d’État dans l’affaire dite des « pleurants du tombeau de Philippe II le Hardi », chefs-d’œuvre de la sculpture gothique flamande du début du XVe siècle (CE 21 juin 2018, n° 408822). Le tombeau du duc de Bourgogne ayant fait l’objet comme nombre d’autres sépultures royales ou aristocratiques d’une destruction au cours de la Révolution, les pleurants ont été dispersés dans des conditions qui demeurent obscures. Certains se sont retrouvés au musée de Cleveland, un autre, celui qui fait l’objet de l’arrêt du conseil d’État est demeuré dans la même famille depuis le XIXe siècle. Il a d’ailleurs fait l’objet de plusieurs expositions, prêté par cette famille à des musées. En 2014, son propriétaire, ou qui du moins se croyait tel, à chercher à le mettre en vente aux enchères publiques. Toutefois avant que cette vente ne se déroule le ministère de la culture a refusé de délivrer un certificat d’exportation de cette sculpture et a enjoint la société de vente aux enchères de la restituer à l’État car elle ferait parti du domaine public.

La seconde décision est un jugement rendu le 16 février dernier par le tribunal administratif de Paris (n° 1706301/6-1, concl. : lettre du tribunal administratif de Paris de mai 2018, p. 37) et qui statue sur la requête par laquelle le descendant d’un républicain espagnol demandait l’annulation de la décision par laquelle le grand chancelier de la Légion d’honneur refusait de retirer au général Franco la Légion d’honneur qui lui avait été attribuée en 1928.

Le point commun et qui unit ces deux décisions tient à la manière dont elles appréhendent la temporalité du droit ou plus exactement son intemporalité, la manière dont il lui arrive de demeurer hermétique au passage du cours de l’histoire, à l’écoulement du temps, et à l’ensemble des circonstances qui sont survenues de celui.

Dans la décision rendue par le Conseil d’État, la question était juridiquement fort simple puisqu’il s’agissait de déterminer si la sculpture en albâtre représentant un « pleurant » devait être regardée comme un bien national ayant fait l’objet durant la Révolution d’une aliénation régulière au profit d’un propriétaire privé ou si elle avait été irrégulièrement soustraite au dépôt qui en avait été fait à Dijon par les autorités municipales. L’arrêt du Conseil d’État, et il semble que ce point n’était pas véritablement contesté par les parties, manifeste que les conditions posées en 1789 – 1790 pour l’aliénation régulière des biens nationaux, n’avaient pas été remplies et que notamment il n’y avait pas eu de « décret formel sanctionné par le Corps Législatif » permettant la vente de l’une ou l’autre de ces statues.

Mais là n’était pas véritablement l’enjeu. Celui-ci tenait davantage à ce que depuis deux siècles la statue n’avait pas été dissimulée, tout au contraire, et qu’elle avait fait l’objet de nombreuses présentations en public, qu’à chaque succession dans la famille qui la possédait, des droits de succession sur la valeur de cette statue avaient été payés à l’État, et que jamais les autorités publiques n’avaient songé à la revendiquer comme faisant partie du domaine public et en ayant été irrégulièrement soustraite.

Et voici donc que plus de 200 ans après qu’elle ait cessé d’être détenue par une personne publique le principe de l’inaliénabilité et de l’imprescriptibilité du domaine public joue à plein en justifiant que cette œuvre d’art soit restituée à l’administration. On s’étonnera peut-être de mon étonnement dans la mesure où il est de l’essence même du principe d’imprescriptibilité d’être immunisé contre le temps. Pourtant, on ne peut s’empêcher d’éprouver de l’embarras à l’énoncé de cette solution. En refusant de prendre en considération l’ensemble des circonstances qui auraient permis à l’administration de revendiquer le bien depuis des décennies, et ici on peut même dire des siècles, que ce soit sur le terrain du droit interne de celui de l’article premier du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, le Conseil d’État crée un déséquilibre entre la situation des biens publics et des biens privés que le sens de la justice, sinon de l’intérêt général, conduite à trouver choquant.

Rappelons que c’est le même Conseil d’État qui en juillet 2016 justifiait, contre une disposition textuelle expresse, que l’absence de mention des voies et délais de recours, qui conduit en principe à ce que ledit délai de recours ne commence pas recourir, n’empêchait pas la tardiveté d’une requête présentée une année après que la décision avait été prise. Autrement dit, la sécurité juridique de l’administration justifie d’instituer des prescriptions ou les forclusions contre les textes. En revanche, en matière domaniale, le principe d’imprescriptibilité demeure absolu, y compris pour des périodes séculaires.

Là, l’arrêt du Conseil d’État concerne un bien, le jugement du tribunal administratif concerne une personne, le général Franco. La requête avait a jugé le tribunal administratif, on l’a dit, concernait la contestation du refus de l’administration de retirer la Légion d’honneur qui lui avait été attribuée avant qu’il n’accède au pouvoir au cours de la guerre d’Espagne. La question juridique peut là encore être formulée assez simplement : les dispositions du Code de la Légion d’honneur et de la médaille militaire permettent de retirer cette distinction lorsque le récipiendaire a commis des actes ou a eu un comportement susceptible d’être déclaré contraire à l’honneur ou (s’agissant d’un étranger) de nature à nuire aux intérêts de la France à l’étranger ou aux causes qu’elle soutient dans le monde. Dès lors, ces dispositions permettent-elles de retirer cette distinction à titre posthume ?

Le jugement du tribunal administratif refuse d’annuler la décision de l’administration en considérant que le retrait de la Légion d’honneur est une mesure défavorable prise en considération de la personne qui ne saurait être prononcée « en l’absence de dispositions expresses le prévoyant, si la personne est décédée ». Autrement dit, si l’on suit la motivation implicite du jugement, l’impossibilité pour le mort de se défendre dans le cadre d’une procédure contradictoire exclut, sauf texte spécial, qu’on lui retire un avantage qui lui a été consenti de son vivant.

Ce qui frappe dans ce raisonnement, c’est qu’en définitive l’acte administratif survit à la personne. Bien davantage même le décès de la personne a en quelque sorte pour effet d’immuniser l’acte administratif contre la possibilité d’un retrait ou d’une abrogation.

On peut même s’interroger s’il n’y a pas une forme de paradoxe, voire d’illogisme dans cette solution qui conduit à permettre de retirer une décision prise en considération de la personne lorsque cette personne existe et de l’interdire lorsque cette personne n’existe plus, puisque si l’on pousse la logique jusqu’au bout c’est finalement la disparition de la personne qui donne son caractère intangible à une mesure prise justement en considération de la personne !

Il ne s’agit pas ici de discuter sur la problématique mémorielle, des relations entre le droit, l’histoire et de la mémoire mais plutôt de se demander si, comme dans l’affaire précédente, il n’est pas excessif d’accorder une intangibilité juridique un acte individuel en raison du décès de son destinataire. Les conclusions du rapporteur public ajoutent à ce paradoxe en appuyant la solution retenue sur l’évolution qui s’est produite depuis les années 2000 avec le renforcement des exigences de sécurité juridique et du principe de légalité des peines, principes dont on voit difficilement comment ils pourraient bénéficier à une personne qui n’existe plus. C’est là aussi sacraliser une forme d’intemporalité du droit qui nous semble tout à fait excessive. Sans doute peut-on à juste titre avoir des réticences contre l’effacement a posteriori d’actes ou de décisions prises et la tentation de la réécriture de l’histoire qui peut en résulter. Il faut sans doute poser des limites ou des garde-fous à ce type de procédure mais ce n’est pas en faisant échapper le droit à l’écoulement du temps que l’on y parviendra.

 

Auteur :Frédéric Rolin


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