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Motif économique de licenciement : ne pas se laisser impressionner par les chiffres !
Faut-il laisser l’employeur seul juge de ses choix économiques en matière de licenciement ? Le débat agite régulièrement les relations entre les juristes et les économistes, qui se montrent le plus souvent réservés à l’égard de tout droit de regard des juges sur les raisons des restructurations des entreprises, et des incertitudes qui pèseraient sur les décisions qu’ils sont susceptibles de rendre.
Faisant écho aux revendications d’une partie du patronat, la loi El Khomeri du 8 août 2016 avait entendu faciliter la preuve de ce motif économique, en caractérisant les difficultés économiques soit par « l'évolution significative d'au moins un indicateur économique tel qu'une baisse des commandes ou du chiffre d'affaires, des pertes d'exploitation ou une dégradation de la trésorerie ou de l'excédent brut d'exploitation, soit par tout autre élément de nature à justifier de ces difficultés », et en présentant des indicateurs chiffrés qui de caractériser des difficultés économiques. Le texte (C. trac., art. L. 1233-1) précise que ces difficultés économiques s'apprécient au niveau l’entreprise si elle n'appartient pas à un groupe et, « dans le cas contraire, au niveau du secteur d'activité commun au sien et à celui des entreprises du groupe auquel elle appartient, établies sur le territoire national ».
Le texte est cependant difficile à interpréter : donne-t-il au juge un pouvoir d’appréciation sur les indicateurs économiques produits par l’entreprise, ou celui-ci dispose-t-il du pouvoir de mesurer plus précisément les contraintes qui pèsent sur l’entreprise ?
Un arrêt du 18 octobre 2023 permet de comprendre que les juges n’entendent pas abandonner tout contrôle sur la cause économique : il ne suffit pas à l’employeur de faire valoir des chiffres pour automatiquement pouvoir justifier de difficultés économiques. L’affaire concernait une société appartenant à un groupe de gestion immobilière, qui avait fait valoir, pour justifier le licenciement d’une salariée qu’au niveau du secteur « distribution et la gestion des actifs », des pertes avaient été réalisées malgré un chiffre d’affaires en hausse. La Cour de cassation casse l’arrêt de Cour d’appel, qui avait bien voulu y voir un motif économique suffisant. Selon elle, une telle présentation d’indicateurs n’est pas suffisante : il revient au juge de « caractériser le caractère sérieux et durable des pertes d'exploitation dans le secteur d'activité considéré », en recherchant « si l'évolution de l'indicateur économique retenu était significative ».
Cette motivation mérite d’être doublement approuvée. Au regard des textes d’abord, le législateur n’a pas renvoyé à n’importe quel indicateur chiffré, mais à « l’évolution significative » de différents indicateurs mentionnés dans le texte. C’est donc bien au juge qu’il revient d’apprécier la pertinence des chiffres qui lui sont présentés, aussi bien au regard du choix d’un secteur d’activité, qu’à celui de l’appréciation de ce que ces chiffres signifient en termes de difficultés pour l’entreprise. Le droit laisse l’entreprise libre de choisir les indicateurs, mais il faut encore que ces indicateurs soient adéquats pour refléter la réalité d’une situation économique.
En second lieu, le choix des juges fait parfaitement écho aux principes qui gouvernent le droit du licenciement. Au niveau national, la règle est que le licenciement économique, comme tous les autres, doit être justifié par une cause réelle et sérieuse (C. trav., art. L. 1233-2). Au niveau international, la Convention n° 158 de l’OIT exige un « motif valable de licenciement », et l’article 30 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne reconnaît un « droit à une protection contre tout licenciement injustifié ». Prise au sérieux, cette protection exige du juge qu’il analyse les raisons du licenciement, sans s’en tenir à des apparences chiffrées.
Il faut en effet avoir à l’esprit qu’il est particulièrement facile pour un groupe de sociétés de regrouper de façon artificielle des entités ou des secteurs d’activité et de produire des statistiques montrant des difficultés économiques : par-delà l’artificialité des chiffres, les juges évoquent, avec raison, la nécessité d’avoir une image précise d’une situation économique de l’entreprise. Un choix d’autant plus salutaire que près de 50 % des salariés français travaillent dans un groupe de société.
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