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Motus et bouche cousue ? À propos du « dossier coffre » issu de la loi « narcotrafic »
Parmi les dispositions emblématiques – mais aussi fort contestées – de la loi n° 2025-532 du 13 juin 2025 visant à sortir la France du piège du narcotrafic (JO 14 juin), figure la possibilité de ne pas faire apparaître dans le dossier de la procédure certaines informations relatives à la mise en œuvre de techniques spéciales d’enquête. Ce dispositif dit du « dossier coffre » a été validé dans son principe par le Conseil constitutionnel qui l’a néanmoins assorti de réserves, tout en limitant la portée de l’utilisation des éléments ainsi recueillis et tus à l’égard des parties privées (Décis. n° 2025-885 DC du 12 juin 2025, §§ 339-363).
« Inégalité fondamentale dans les droits des parties », « permis de tricher », « atteinte irrémédiable aux droits de la défense » (v. not. Le Point, 17 mars 2025 ; ou encore [Questions à...] Le « dossier coffre », une menace pour la liberté des justiciables ? Questions à Romain Boulet et Karine Bourdie, coprésidents de l’Association des avocats pénalistes (ADAP), Le Quotidien, avril 2025), les qualificatifs dépréciatifs n’ont pas manqué de fuser, du côté des avocats mais aussi de certaines associations de défense des droits fondamentaux, à propos du recours au « procès-verbal distinct », encore appelé « dossier coffre », prévu dès l’origine dans la proposition de loi déposée par les sénateurs Etienne Blanc et Jérôme Durain il y a presque un an pour « sortir la France du piège du narcotrafic » (v. texte n° 734, déposé au Sénat le 12 juill. 2024, art. 16).
Cet outil de procédure pénale, destiné à tenir hors du champ du contradictoire certains éléments recueillis dans le cadre des techniques spéciales d’enquête, figurait parmi les principales recommandations formulées par la commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic en France (présidée par les mêmes sénateurs) pour « frapper le "haut du spectre" et ne pas limiter la lutte à des opérations d’ordre public de type "place nette" » (pour le détail des mesures d’adaptation du droit pénal et de la procédure pénale préconisées, v. Rapport n° 588, tome I, 7 mai 2024 ; https://www.senat.fr/rap/r23-588-1/r23-588-1.html).
Inspiré du dossier confidentiel prévu par l’article 47 septies du Code d’instruction criminel belge (dossier séparé protégé par le secret professionnel ouvert dès lors qu’une méthode particulière de recherche – observation ou infiltration – est mise en œuvre, dont l’accès est réservé au procureur du Roi et au juge d’instruction le cas échéant), le dispositif, d’abord supprimé par la commission des lois de l’Assemblée, a été réintroduit par la voie d’un amendement du Gouvernement, après avis du Conseil d’État (CE, avis, 19 mars 2025), voté par les députés le 21 mars 2025.
Dans sa version définitive adoptée par le Parlement le 29 avril dernier, l’article 40 de la loi prévoyait d’introduire dans le code de procédure pénale trois nouveaux articles relatifs au « dossier coffre ».
Le premier (art. 706-104 nouv.) permet au juge des libertés et de la détention (JLD), saisi par requête motivée du parquet ou du juge d’instruction, dans le cadre d’une enquête ou d’une instruction relative à l’une des infractions entrant dans le champ d’application des articles 706‑73 et 706‑73‑1, d’autoriser que n’apparaissent pas dans le dossier de la procédure les informations relatives à la date, à l’heure et au lieu de la mise en place des dispositifs techniques d’enquête mentionnés aux sections 5 et 6 du chapitre du code de procédure pénale relatif à la procédure applicable à la criminalité et à la délinquance organisées (à savoir, l’accès à distance aux correspondances stockées par la voie des communications électroniques accessibles au moyen d’un identifiant informatique, d’une part, et les autres techniques spéciales d’enquête, d’autre part, lesquelles incluant le recueil des données techniques de connexion et interceptions de correspondances émises par la voie des communications électroniques, les sonorisations et fixations d’images de certains lieux ou véhicules, l’activation à distance d’appareils électroniques mobiles et la captation de données informatiques) ainsi que les informations permettant d’identifier une personne ayant concouru à l’installation ou au retrait du dispositif technique mentionné au même chapitre, dès lors que la divulgation de ces informations est de nature à mettre gravement en danger la vie ou l’intégrité physique d’une personne, des membres de sa famille ou de ses proches. Le même article précise que ces informations sont consignées dans un procès-verbal versé dans un dossier distinct du dossier de la procédure, qui demeure accessible à tout moment au procureur de la République, au juge d’instruction et au JLD, ainsi qu’au président de la chambre de l’instruction et à la formation collégiale saisie en cas de recours, toute divulgation des informations protégées étant passible des peines prévues à l’article 413-13 du Code pénal (pour la divulgation de l’identité des agents de certains services ou unités spécialisés).
L’article suivant (art. 706-104-1 nouv.) organise précisément un recours contre la décision prise par le JLD (indépendant du recours portant sur la régularité de la technique d’investigation mise en place), ouvert au mis en cause (pendant l’enquête), au mis en examen ou au témoin assisté (pendant l’information judiciaire) et qui est porté devant le président de la chambre de l’instruction (lequel peut décider de saisir la collégialité si la complexité du dossier, appréciée par lui, le justifie). L’article précise encore qu’aucune condamnation ne peut être prononcée sur le fondement des éléments recueillis au moyen d’une technique d’enquête dont certains éléments ont été inscrits sur le procès-verbal distinct (sauf si, après contestation, la requête et le PV sont finalement versés au dossier).
Le troisième et dernier article (art. 706-104-2 nouv.) prévoyait une exception au dernier alinéa de l’article précédent, permettant de fonder une condamnation sur des éléments non révélés, pour le cas où la divulgation des informations protégées aurait présenté un risque excessivement grave pour la vie ou l’intégrité physique d’une ou de plusieurs personnes (et assortie d’un recours bénéficiant à la personne incriminée sur leur fondement).
L’article 40 de la loi a été examiné par le Conseil constitutionnel, les députés auteurs des saisines lui reprochant de porter une atteinte non nécessaire et disproportionnée au droit à un procès équitable et aux droits de la défense et d’enfreindre le principe d’égalité devant la justice (en présence des mêmes infractions, certains justiciables devant « subir » le recours au dossier coffre, d’autres non).
Dans sa réponse, le Conseil a justifié l’institution du dossier coffre, qui répond à l’objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public (§ 345), en prévenant des risques de représailles contre les personnes ayant concouru à l’installation d’un dispositif technique de surveillance dans le cadre d’investigations portant sur des faits relevant de la criminalité et de la délinquance organisées. Par ailleurs, il a estimé que son champ d’application était suffisamment circonscrit (réservé à des investigations portant sur des infractions graves et à certaines techniques d’enquête seulement ; § 346) et son utilisation subordonnée au risque d’atteinte grave à la vie ou à l’intégrité physique des agents concernés, des membres de leur famille ou de leurs proches qu’emporterait la révélation des informations (dont le contenu est précisé par la loi), risque grave devant être dûment justifié dans la requête adressée au JLD (§ 347). Par ailleurs le Conseil a relevé que figuraient au dossier (accessible aux parties cette fois) non seulement la décision du magistrat ayant autorisé la technique spéciale d’enquête mais encore celle du JLD de recourir au dossier séparé (§ 349). L’accès à ce dernier est spécialement encadré au cours de l’enquête ou de l’instruction (§ 350) et la loi permet de contester la décision d’y verser des informations, jusque devant la chambre de l’instruction en cas de complexité (§ 351). À cet égard le Conseil a précisé, par le biais d’une réserve interprétative, que le délai de 10 jours pour exercer ce recours devait, pour respecter les droits de la défense, courir à compter de la notification par le JLD de sa décision de recourir au dossier coffre (ibid ; pour la même réserve formulée en matière de géolocalisation, v. Décis. n° 2014-693 DC du 25 mars 2014, § 23). Il a relevé que si la contestation prospérait, la requête initiale et le procès-verbal distinct étaient intégrés au dossier de la procédure (§ 352) et précisé encore, par une nouvelle réserve, que la chambre de l’instruction, saisie aux fins d’annulation d’actes relatifs aux techniques spéciales d’enquête, devait pouvoir exercer dans le même temps son contrôle sur la mise en œuvre des dispositions de l’article 706-104 (§ 353 ; de nouveau, pour la même réserve d’interprétation en matière de géolocalisation, v. Décis. préc., ibid.). En dernier lieu, il a relevé qu’en tout état de cause, aucune condamnation ne pouvait être prononcée sur le fondement des éléments recueillis par le biais de techniques spéciales au sujet desquelles des informations avaient été tenues secrètes, sauf si la requête et le PV séparé étaient finalement versés au dossier, pour conclure que les articles 706-104 et 706-104-1 nouveaux étaient bien, dans ces conditions, conformes à la Constitution.
L’article suivant (art. 706-104-2 nouv.), en revanche, n’a pas passé le contrôle de constitutionnalité. Son contenu, qui permettait l’utilisation, à titre exceptionnel, d’éléments de preuve tenus secrets, a été jugé contraire à l’article 16 de la Déclaration de 1789 dès lors que ces dispositions « n’excluent pas toute possibilité qu’une condamnation fondée sur des éléments qui n’ont pas été pleinement soumis au contradictoire » (§ 362 ; V. déjà, en matière de géolocalisation, décis. préc., § 26). Or le Conseil l’a rappelé à juste titre : « Le principe du contradictoire et le respect des droits de la défense impliquent en particulier qu’une personne mise en cause devant une juridiction répressive ait été mise en mesure, par elle-même ou par son avocat, de contester les conditions dans lesquelles ont été recueillis les éléments de preuve qui fondent sa mise en cause » (§ 357 ; pour la même formulation en matière de géolocalisation, décis. préc., § 25).
Comme l’avait relevé le Conseil d’État dans son avis précité, le Code de procédure pénale connaît déjà des aménagements au principe du contradictoire, censées permettre de mieux faire face aux évolutions de la criminalité : autorisation des agents de la police ou de la gendarmerie nationale de protéger leur identité pour certains actes de procédure (art. 15-4 C. pr. pén.), protection de l’identité des agents infiltrés (art. 706-84), des collaborateurs de justice (art. 706-63-1) ou des témoins (art. 706-58), recours aux moyens de l’État couverts par le secret de la défense nationale pour mettre au clair des données chiffrées (art. 230-1 à -5), mais aussi déjà, en matière de criminalité et de délinquance organisées, consignation dans un dossier distinct de certaines informations relatives à la mise en place d’une mesure de géolocalisation dynamique (date, heure et lieu où le moyen technique a été installé ou retiré ; enregistrement des données de localisation ; éléments permettant d'identifier une personne ayant concouru à l'installation ou au retrait du dispositif ; art. 230-40).
Le procès-verbal distinct n’est donc pas une nouveauté puisqu’il peut déjà être utilisé en matière de géolocalisation (le régime juridique applicable inclut un recours devant le président de la chambre de l’instruction – art. 230-41 – et garantit qu’aucune condamnation ne peut être prononcée sur le fondement des éléments recueillis dans les conditions prévues à l'article 230-40, sauf si les éléments « cachés » ont finalement été versés au dossier – art. 230-42) ainsi que, sous certaines conditions (liées à la gravité des comportements poursuivis et des risques encourus par les intéressés notamment), pour le recueil de l’identité et de l’adresse d’un témoin anonyme (là encore, le régime juridique applicable inclut le droit de contester la décision du JLD, celui d’être confronté au témoin anonyme ainsi que l’impossibilité de fonder une condamnation sur ses seules déclarations ; art. 706-60 à 62).
En 2017, la Cour européenne a eu à connaître d’une affaire mettant en cause le « dossier confidentiel » du droit belge (CEDH, 23 mai 2017, Van Wesenbeeck c. Belgique, n° 67496/10 et 52936/12). Précisément, le requérant se plaignait d’un défaut d’équité de la procédure pénale menée à son encontre au motif qu’à aucun moment, il n’avait eu accès au dossier confidentiel. Il invoquait ainsi, sur ce point, une violation de l’article 6§1 (garantie générale du droit à un procès équitable) de la Convention. Sur ce grief, la Cour a rappelé dans sa décision que « tout procès pénal, y compris ses aspects procéduraux, doit revêtir un caractère contradictoire et garantir l’égalité des armes entre l’accusation et la défense » (§ 67) et que le droit à un procès pénal contradictoire implique, pour l’accusation comme pour la défense, la faculté de prendre connaissance des observations ou éléments de preuve produits par l’autre partie, ainsi que de les discuter (par référence à CEDH, 16 févr. 2000, Jasper c. Royaume-Uni [GC], n° 27052/95, § 51 ; Rowe et Davis c. Royaume-Uni [GC], n° 28901/95, § 60 ; Fitt c. Royaume‑Uni [GC], n° 29777/96, § 44 ; 27 oct. 2004, Edwards et Lewis c. Royaume-Uni [GC], nos 39647/98 et 40461/98, §§ 46 et 48), l’article 6 exigeant, par principe, que les autorités de poursuite communiquent à la défense toutes les preuves pertinentes en leur possession, à charge comme à décharge (mêmes arrêts).
Ce droit à la divulgation des preuves pertinentes n’est cependant pas absolu, et la Cour admet que certaines puissent être dissimulées à la défense afin de préserver les droits fondamentaux d’un autre individu ou de sauvegarder un intérêt public important (§ 68). Mais pour être conventionnelles, les mesures restreignant les droits de la défense doivent être absolument nécessaires et la procédure suivie devant les autorités judiciaires doit compenser suffisamment les difficultés causées à la défense (suivant une approche globale de l’équité de la procédure).
Pour conclure à la conformité à l’article 6§1 du dispositif belge du dossier confidentiel, la Cour a reconnu l’objectif poursuivi – protéger l’anonymat et donc la sécurité des agents et garder secrètes les méthodes utilisées – et constaté que n’y étaient versés que les éléments de nature à le préserver (la défense pouvant notamment, à l’aide des éléments mis à sa disposition, contester la régularité des méthodes de recherche utilisées). Elle a ensuite estimé que la chambre des mises en accusation (équivalent de notre chambre de l’instruction) avait contrôlé l’état complet du dossier et donc apprécié indirectement la nécessité de tenir à l’écart de la défense certaines informations. Enfin, elle a relevé que la Cour de cassation (belge) avait précisé que les pièces du dossier confidentiel ne pouvaient être utilisées à titre de preuve au détriment du prévenu. Elle en a conclu que la restriction ab initio des droits de défense était justifiée et qu’elle avait été suffisamment compensée par la procédure de contrôle effectuée en amont par la chambre des mises en accusation (§ 83).
On peut a priori conclure de cette appréciation, bien que circonstanciée (mais c’est le propre du contrôle de conventionnalité), que les garanties désormais accordées par la loi française, après l’intervention du Conseil constitutionnel, satisfont aux standards européens. Reste que l’on ne peut que constater, au regard des évolutions du droit interne évoquées, que la confidentialité, même strictement encadrée et dûment contrôlée, gagne du terrain, au nom de l’efficacité des investigations et de la sécurité …
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