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[ 23 avril 2019 ] Imprimer

Notre-Dame, la jacobine

Ainsi, comme ses sœurs de Chartres, Bourges, Amiens, Reims et d’autres encore, Notre-Dame de Paris a fini par connaître les ravages du feu et « fu arse et esbrase » pour reprendre les mots de Jean le Marchant, chroniqueur de l’incendie qui détruisit en 1194 la cathédrale romane de Chartres.

Les regards des parisiens, des Français, de tous les habitants de la planète se tournèrent alors vers ce point du centre de Paris, et le point du centre du monument, cette flèche rebâtie à la croisée du transept dont l’incendie et l’effondrement furent le symbole de cette église touchée en son cœur.

Notre-Dame de Paris, centre de Paris, centre de la France est devenue, pour le temps des médias, le centre du monde. Pourtant cette centralité n’était pas acquise et il a fallu le concours de nombreuses circonstances, le mouvement particulier de l’histoire de France pour que cette centralité s’exprime. Alors oui : « Notre-Dame jacobine » même si ce titre peut choquer les puristes, la cathédrale n’ayant jamais été dirigée par les frères dominicains (les jacobins) ni spécialement favorisée par les Jacobins de la Révolution (encore qu’il faut souligner qu’elle fut mieux protégée par ceux-ci que les biens nationaux transformés en carrière de pierre par des affairistes comme la gigantesque abbaye de Cluny).

Ce jacobinisme, ou pour dire les choses moins rudement, cette « centralité », s’exprime de plusieurs manières que nous voudrions décrire dans les lignes qui suivent

■ La centralité géographique, tout d’abord.

La centralité géographique de la Notre-Dame de Paris s’est construite par cercles concentriques : centre de Paris, puis centre de la région parisienne et enfin centre de la France. Lorsque Childéric fonda la « grand-mère » de la cathédrale actuelle, l’île de la Cité était le seul endroit qui put l’accueillir car elle constituait le castrum fortifié établi sur les ruines de la Lutèce antique, la seule partie de la cité qui demeura véritablement urbaine. Mais, lorsqu’en 1163, Maurice de Sully, évêque de Paris, décida de la construction actuelle, la maintenir dans le même lieu conduisait à l’éloigner du centre qui se constituait : le Paris médiéval était déjà en train de faire de la rive droite sa terre de conquête : les nouveaux quartiers, les nouveaux services publics (les futures Halles, l’hôtel de Ville, le port de grève où siègent les si influents nautes, tout cela fait glisser Paris du Sud vers le Nord (B. Rouleau, Paris histoire d’un espace, Seuil 1997, p. 75 s.). Si dans les ruines romaines de la rive gauche émergeaient quelques fondations abbatiales majeures, Saint-Germain-des Prés, Saint-Victor, ainsi que le début des collèges de la Sorbonne, l’Ile de la Cité faisait davantage figure de porte de Paris que de centre de la ville. Il faudra d’ailleurs attendre longtemps pour qu’un certain rééquilibrage se produise. Rappelons-nous le Dumas des Mohicans de Paris évoquant le 5e arrondissement, pauvre et encore rural « plein de jardins ravissants comme il reste quelques-uns à peine autour de certains hôtels aristocratiques » (Chapitre XXXVI). Ce n’est sans doute que le développement des activités économiques liées au fleuve et la facilité de son franchissement en raison de sa division en deux bras qui permirent à cette île de conserver cette place centrale dans la ville.

La centralité de Notre-Dame, malgré ce déséquilibre parisien, s’étendit au-delà de la Ville de Paris elle-même. C’est ainsi que toutes les voies de la généralité de Paris furent munies de bornes indiquant la distance depuis un point central situé sur le parvis de la Cathédrale. Lorsque le pouvoir royal de la deuxième moitié du XVIIIe siècle se lança dans cette œuvre majeure de la centralisation française que fut le développement des routes royales rayonnant depuis Paris il reprit cette méthode, cette fois à l’échelon du territoire national par l’article 22 de lettres patentes de Louis XV datées du 22 avril 1769. La République, sous l’impulsion du Conseil municipal de Paris reprendra et renforcera encore cette tradition en créant un « point 0 légal » qui sera installé en 1926 sur le parvis à la suite d’un vœu déposé en 1924 par un conseiller municipal « relatif au kilométrage général des routes nationales de France et à leur numérotage, y compris la traversée des villes et villages à partir du centre légal de la place du Parvis Notre-Dame (Bulletin municipal, rapports, 1924 n° 25, disponible sur gallica).

Ainsi, dans la construction de l’imaginaire du centralisme français Notre-Dame et son parvis ont joué un rôle structurant.

■ La centralité politique, ensuite.

Si Notre-Dame de Paris est un centre géographique, elle est également devenue un point de centralité politique, même si là encore les choses n’ont pas été aussi simples que cela.

Lorsque sa construction est décidée, les rapports entre Notre-Dame et la Monarchie peuvent paraître évidents : le palais royal est situé à quelques pas et la période de la construction de l’église est aussi celle de l’intense extension matérielle et fonctionnelle du cœur de la Monarchie.

Pourtant, les choses ne sont pas aussi simples. La monarchie capétienne a son propre réseau de lieux religieux de pouvoir : Reims, la ville du sacre qui confère le pouvoir, Saint-Denis, l’abbaye nécropole des rois qui enracine la dynastie dans les profondeurs des temps mérovingiens et il faudrait y ajouter un réseau d’abbayes royales très important. Dans ce contexte, Notre-Dame est l’expression d’un pouvoir autonome, celui de l’évêque de Paris et plus fondamentalement même, l’expression de la construction d’un pouvoir épiscopal et communal. La meilleure preuve en est l’histoire de la relique de la Couronne d’épines dont il a beaucoup été question au cours de ces derniers jours. Lorsque Saint-Louis constitue sa « collection de reliques de la passion du Christ », pour reprendre l’expression un peu narquoise de Jacques Le Goff (Louis, éd. quarto Gallimard 2004, p. 297), il ne la dépose nullement à Notre-Dame : c’est la Sainte Chapelle, « église reliquaire » située au cœur même du Palais de la Cité qui la recueillera, et ce n’est qu’avec le concordat signé en 1801 entre Bonaparte et le Pape que la couronne d’épines sera conservée à Notre-Dame.

De la même manière, le pouvoir royal aura tendance à s’éloigner de Notre-Dame : l’installation au Louvre, sur la rive droite, à partir de Charles V puis le transfert du pouvoir royal absolu à Versailles, cela traduit bien qu’à cette époque, Notre-Dame est essentiellement une église communale et épiscopale, mais pas le centre religieux de la Monarchie. C’est en réalité à partir du XIXe siècle que Notre-Dame va acquérir ce statut central entre pouvoir et religion. On a déjà parlé de l’attribution des reliques de la Passion, il faudrait évidemment y ajouter le sacre de Napoléon qui s’y déroule en 1804. À la vérité, le choix de Notre-Dame comme lieu du sacre est à la fois logique et totalement circonstanciel : l’Empire doit mimer la Monarchie et organiser une cérémonie du sacre. Mais il est inconcevable que ce sacre se déroule dans la même église que celle dont usait les Bourbons et il faut en outre qu’elle ait un lien avec la Révolution pour montrer la continuité entre l’Empire et les quinze années antérieures. Notre-Dame, si on m’autorise cette vilaine expression, « coche toutes les cases » : elle est à la fois religieuse, prestigieuse et expression de ce pouvoir communal de Paris qui joua un si grand rôle durant la Révolution. Mais Notre-Dame devient ici ce qu’elle sera tout au long des siècles à venir : l’expression religieuse d’un peuple laïc puisque l’onction de l’Empereur n’est pas le fait de Dieu au sein de son Église, comme dans la Monarchie capétienne, mais le fait de l’Empereur qui, on le sait se couronnera lui-même. Le christianisme comme caution et garant mais non comme fondement du pouvoir politique, voilà ce qu’exprimera Notre-Dame, tout particulièrement sous la République.

D’ailleurs, les épisodes qui ont été si souvent rappelés au cours des derniers jours en sont la manifestation : le Te Deum auquel assista le Général de Gaulle au moment de la Libération de Paris, ses obsèques en 1970 (après celles de nombres des Présidents de la IIIe République) ou celles de François Mitterrand plus récemment traduisent bien l’idée que Notre-Dame est devenue le centre des relations entre pouvoir politique et religion, elle est devenue l’église de la République.

■ La centralité du tourisme mondialisé

Dans le contexte du tourisme de masse mondialisé, Notre-Dame a acquis une nouvelle centralité : monument le plus visité (12 millions de visiteurs) de Paris, 3e ville la plus visitée au monde (70 millions de visiteurs chaque année), elle est un des atouts majeurs de l’image de marque de la capitale et les réactions venues des quatre coins de la planète au moment de l’incendie le manifestent nettement. Elle le doit moins à sa beauté ou à son intérêt architectural (de ce point de vue Chartres, Bourges ou Laon lui sont sans doute supérieures) qu’au fait qu’elle est précisément dans une position centrale qu’elle fait partie des « grands sites » que l’industrie du tourisme promeut car ils constituent des marques qui sont promues à l’échelon global.

Cette centralité touristique, il faut le souligner, fait l’objet d’une âpre concurrence internationale et ces grands sites touristiques se livrent une compétition acharnée dans laquelle l’enjeu essentiel est de collecter l’argent que les touristes viendront dépenser : de la grande muraille de Chine à Las Vegas en passant par le Taj Mahal ces centralités touristiques dessinent la carte des nouveaux rapports de force économiques dans le monde et l’on a bien vu qu’un des enjeux de la restauration de Notre-Dame vise à ce qu’elle ne perde pas cette place majeure, comme cela a pu être le cas pour d’autres sites déclassés (comme les pyramides d’Egypte passées entre 2011 à 2016 de 15 millions à moins de 10 millions de visiteurs).

■ La centralité patrimoniale enfin

La position centrale de Notre-Dame va encore se manifester dans le rôle qu’elle joue dans la construction de la notion même de patrimoine en France. Elle se trouve en effet à la conjonction de deux mouvements. Celui du goût du « gothique » que la génération romantique découvre et celui des débuts de la préoccupation de la conservation du patrimoine. C’est Notre-Dame qui sera l’héroïne du roman le plus « walter scottien » de Victor Hugo publié en 1831 et qui connaîtra un immense succès, et c’est encore Notre-Dame qui, sous l’impulsion de Proposer Mérimée sera le plus grand chantier de restauration de la première moitié du XIXe siècle grâce à Viollet le Duc. Bien davantage même, comme le rapportent les auteurs du magnifique ouvrage sur les origines de la loi de 1913 sur la protection des monuments historiques (1913, genèse d’une loi sur les monuments historiques (coord par J.-P Bady, M. Cornu, J. Fromageau, J.-M Leniaud et V. Négri, La documentation française 2013, p. 23) dans l’introduction de celui-ci, le chantier de la restauration de Notre-Dame sera le lieu où se définira pour tout le XIXe siècle la politique patrimoniale française, avec notamment la volonté de reconstruire les bâtiments « tels qu’ils étaient à l’origine », plutôt que d’assumer les ravages du temps et la marque des différentes époques.

Ainsi, Notre-Dame de Paris a été le point central de la politique de patrimonialisation française et le terrible incendie de ces derniers jours va sans doute la conduire à le demeurer pour le XXI e siècle. La question de savoir s’il faut rebâtir la flèche de Viollet le Duc (qui en restituait une antérieure qui avait été abattue à la fin de l’Ancien Régime) et dans l’affirmative selon quel style ; la question de savoir s’il faut refaire une charpente en bois ou emprunter des techniques de constructions modernes, et bien d’autres questions qui vont se poser au cours du chantier qui va s’ouvrir vont obliger à reposer ces questions essentielles pour la ou les logiques patrimoniales.

Ajoutons à cela que par l’ampleur du chantier qui s’annonce, c’est toute une génération d’architectes des Monuments historiques, d’artisans du patrimoine qui va se trouver marquée par ce chantier. Il y a aura de toute évidence dans les décennies à venir une « génération Notre-Dame » dans ces corps de métier dont le chantier sera le creuset. Mais également, et la voilà notre cathédrale jacobine le risque que les autres chantiers, notamment provinciaux ne soient purement et simplement asséchés, sinon financièrement, du moins en hommes et en bras, car il n’existe pas en France un nombre infini de tailleurs de pierre, de charpentiers, de verriers aptes à atteindre les standards d’exigence d’une restauration de cette nature.

Alors le chantier de la restauration de Notre-Dame de Paris sera une nouvelle fois l’expression du jacobinisme français dont elle est une des plus belles images ou l’occasion de construire quelque chose de nouveau, moins une centralité qu’une mise en réseau ? L’avenir nous le dira.

 

Auteur :Frédéric Rolin


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