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Le billet
On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui !
Peut-on encore rire dans son travail ? L’un des clichés les plus éculés de notre temps serait que tout trait d’humour ou prise de position tranchée serait soumis à une implacable censure – malgré le déversement quotidien de tombereaux de propos racistes, homophobes, misogynes sur les réseaux sociaux et certains médias, sans la moindre réaction des autorités. La question est ancienne, et pose la question des limites portées à la liberté d’expression lorsque celle-ci porte atteinte à autrui.
La Cour de cassation a eu à se prononcer sur une affaire emblématique de ces interrogations dans un arrêt rendu le 4 novembre 2025.
Un salarié, directeur d’une plateforme de marketing, est licencié pour raison disciplinaire. Le motif : ce salarié était coutumier, sur le ton de l’humour, de tenir des propos à caractère raciste, sexiste et homophobe, aussi bien au cours de réunions que d’échanges sur la messagerie professionnelle. Les faits étaient nombreux, l’employeur invoquait notamment l’envoi d’images pornographiques à un stagiaire, des remarques prétendument humoristiques sur l’orientation sexuelle d’un salarié, des remarques à connotation sexuelle dans les réunions d’équipe, etc.. La direction lui avait demandé à plusieurs occasions de cesser ces pratiques, que certains jeunes embauchés ou stagiaires réprouvaient, mais le salarié, invoquant leur caractère humoristique, partagé avec les autres salariés de son équipe, n’en tint pas compte. Il est licencié pour faute grave. La gravité de la faute fut reconnue par la Cour d’appel de Paris, estimant que ces propos portaient « atteinte à la dignité en raison de leur caractère dégradant ». Le pourvoi faisait cependant valoir que les propos avaient conservé un caractère privé à l’intérieur de groupes fermés de collègues, et que l’humour pratiqué par le salarié était apprécié par ses collègues. Aucun salarié n’avait d’ailleurs voulu témoigner contre lui.
L’argument invoqué du caractère privé des échanges entre collègues ne pouvait guère prospérer : même si certains propos avaient été tenus en dehors du temps de travail, l’employeur se prévalait de propos tenus sur une messagerie professionnelle interne ou au cours de réunions, en sorte qu’ils ont été tenus sur le lieu et le temps de travail, ce qui écarte tout caractère privé. Confirmant l’analyse de la cour d’appel, la Cour de cassation indique que le salarié avait tenu « à l'égard de certains de ses collaborateurs des propos à connotation sexuelle, sexiste, raciste et stigmatisant en raison de l'orientation sexuelle, qui portaient atteinte à la dignité en raison de leur caractère dégradant », et que, même si le salarié était apprécié par un grand nombre de collègues, les propos, ils « n'en étaient pas moins inacceptables au sein de l'entreprise, et ce d'autant plus qu'ils s'étaient répétés à plusieurs reprises et avaient heurté certains salariés ».
Ne pourrait-on reprocher à la Cour de cassation de porter atteinte ainsi à l’exercice de la liberté d’expression, qui suppose que chacun puisse s’exprimer selon le mode où il l’entend, sous réserve de propos diffamatoires ou injurieux tels que définis dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ? Ne risque-t-on pas, en censurant des formes d’humour, même lourd, de porter une atteinte excessive à l’exercice de la liberté personnelle ?
La Cour de cassation, autrefois, avait d’ailleurs une approche nuancée de la question, en admettant que des propos déplacés devaient s’apprécier « au regard milieu professionnel où la familiarité et la plaisanterie facile étaient coutumières » (Soc. 8 oct. 1992, n° 91-43.526).
Il n’en est rien, car la Cour de cassation porte le débat à sa juste place, au regard des problématiques contemporaines en le mettant sur le terrain de la garantie de la santé et de la sécurité dans l’entreprise. Elle fonde sa décision l’obligation faite à tout salarié de prendre soin de sa santé et de celle de ses collègues (C. trac., L. 4122-1). Selon la Cour de cassation, la tenue de ces propos à caractère dégradants « le lieu et le temps du travail » était « de nature à porter atteinte à la santé psychique d'autres salariés ». Il est indéniable que la tenue répétée de propos racistes, homophobes ou misogynes, même sur un ton humoristique, est de nature à engendrer un mal-être chez les personnes concernées – sans oublier les personnes respectueuses des droits d’autrui susceptibles de porter atteinte à la santé psychique. L’employeur, garant de la santé au travail, est dès lors habilité à sanctionner les salariés agissant de la sorte en raison de l’atteinte portée aux conditions de travail.
N’y a-t-il pas un risque de laisser l’employeur un pouvoir excessif, en admettant qu’il s’immisce dans la teneur des propos tenus par ses salariés ?
Il faudra bien sûr relativiser l’appréciation en fonction du contexte. Ce dont la Cour de cassation admet la sanction, c’est la constitution d’une ambiance de travail potentiellement nuisible à certains salariés, même si ceux-ci ne protestent pas. Certains traits d’humour ne posent pas problème, dans un contexte isolé, dans un cercle restreint, ou lorsqu’ils ont une connotation absente de tout caractère dégradant. La plaisanterie douteuse de caractère privé entre quelques collègues partageant les mêmes valeurs n’a évidemment rien à voir avec l’instauration d’une ambiance de travail difficile à supporter pour certains. Il est donc bien possible de continuer à rire comme on l’entend, mais pas de n’importe quelle façon et pas avec n’importe qui.
La Cour de cassation confirme ainsi la place croissante reconnue à l’obligation de santé et de sécurité, qui déplace les frontières entre les faits relevant de la vie personnelle et ceux relevant de la vie professionnelle (Soc. 26 mars 2025, n 23-17.544), et, dans le présent arrêt, à celle entre les comportements permis et interdits au regard de la protection de la santé mentale.
Il n’en reste pas moins que l’intrusion que cela implique dans l’exercice de la liberté d’expression doit être maniée avec prudence, et que cette protection de la santé psychique appelle à être appréhendée avec subtilité, qu’il s’agisse de l’étendue du devoir de l’employeur de contrôler le caractère nocif des ambiances de travail, des preuves qui sont recevables à cet effet, ou encore de la responsabilité de l’entreprise en l’absence d’action suffisante.
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