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[ 6 janvier 2020 ] Imprimer

Pour le contentieux administratif, nouvelle année ou nouvelle époque ?

Le Vice-Président et le Président de la section du contentieux du Conseil d’État n’ont pas attendu pour présenter les vœux qu’ils formulent pour la nouvelle année en matière de contentieux administratif. 

Dans un entretien accordé au Monde le 3 janvier, ils indiquent vouloir renforcer le rôle de l’oralité dans le procès administratif, notamment dans les instances au fond, et l’article relate à cet égard une « première » intervenue au cours d’une audience d’Assemblée du 13 décembre dernier : le Vice-Président du Conseil d’État a interrogé oralement l’avocat représentant l’OFPRA sur la manière dont l’Office procédait à l’instruction des dossiers des Palestiniens demandant la reconnaissance de leur apatridie. L’innovation est discrète, et il est à d’ailleurs à noter que les visas de la décision rendue ne font pas mention de cette phase orale de l’audience (CE, ass., 24 déc. 2019, n° 427017).

Elle est également le produit d’un alignement du Conseil d’État sur des pratiques bien connues dans d’autres cours suprêmes et notamment de la Cour de Justice de l’Union Européenne (v. not le point 54 des instructions pratiques aux parties relatives aux affaires portées devant la Cour du 31 janvier 2014 : « Sans préjudice des questions qui peuvent être posées ou des clarifications qui peuvent être souhaitées par les membres de la Cour au cours des plaidoiries, les plaideurs peuvent être invités, à l’issue de ces plaidoiries, à répondre à des questions additionnelles des membres de la Cour. Ces questions ont pour objet de compléter la connaissance du dossier par ces derniers et permettent aux plaideurs d’éclaircir ou d’approfondir certains points qui, le cas échéant, appellent des précisions complémentaires à l’issue de la phase écrite de la procédure et des plaidoiries ».).

Et elle est enfin le produit d’une évolution initiée par la procédure de réforme des référés du 30 juin 2000, prolongée par l’intervention des avocats non plus avant mais après les conclusions du rapporteur public, durant l’audience, pour se mettre en accord avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme issue de l’arrêt Kress de 2001 (CEDH 7 juin 2001, n° 39594/98) et par l’institution des procédures « d’enquêtes à la barre », permettant au juge de recueillir des informations utiles pour l’instruction d’un dossier (CJA, art. R. 623-1 s.).

Ce qui s’est produit au cours de l’audience du 13 décembre dernier est donc aussi logique qu’attendu. 

La question se pose alors de savoir si cette évolution aura des conséquences importantes sur l’évolution de la procédure administrative contentieuse ? 

De notre point de vue, l’impact concret sur le contentieux administratif pris dans sa globalité demeurera sans doute assez limité. On sait en effet que l’oralité est, paradoxalement, très consommatrice de « temps de magistrat » : elle doit être préparée et organisée contradictoirement, elle allonge les audiences, elle doit être actée par écrit. Dès lors, à moyens constants elle ne pourra être réservée qu’à un nombre limité d’affaires, et cela est sans doute encore plus vrai dans les juridictions du fond qu’au Conseil d’État. D’ailleurs, dans l’entretien donné au Monde, il est bien indiqué qu’ « Il n’est pas question donc d’introduire le virus de l’oralité dans tout le contentieux, mais seulement à quelques affaires complexes ».

Est-ce que, pour ces affaires, l’incidence sur le contrôle du juge sera significative ? Cela dépendra de de la « culture de l’oralité » qui se mettra en place. Nous évoquions plus haut les audiences de plaidoirie devant la CJUE : les praticiens du droit de l’Union savent bien que lorsque de telles audiences sont mises en place pour les affaires sensibles, la séance de questions/réponses avec les membres de la Cour est un moment redoutable et assez fréquemment décisif pour l’issue du procès. Si une pratique aussi intense de l’oralité est mise en place par le Conseil d’État, alors oui, nul doute que la nature et l’étendue du contrôle du juge s’en trouveront modifiés. Si en revanche, les questions demeurent générales et à but informatif, l’incidence de ce débat oral demeurera sans doute très limitée.

Mais il faut encore souligner que le fait de réserver une telle procédure à quelques affaires complexes va renforcer une tendance que l’on a vu émerger depuis une vingtaine d’années : la « différenciation » (le mot est à la mode), entre les contentieux dits importants et les « petits contentieux » : le juge administratif accepte d’allouer davantage de ressources aux affaires dont il juge les enjeux importants mais simultanément, réduit celles allouées aux autres : procédures écourtées et simplifiées, traitements de masse, l’exemple de l’évolution des contentieux sociaux en est une très bonne illustration.

Si l’on peut admettre qu’il existe une différence objective d’importance entre les dossiers soumis au juge administratif qui justifie ce traitement différencié, on peut aussi être sensible au fait que l’on voit émerger un traitement contentieux à deux vitesses, le contentieux approfondi et enrichi d’un côté et le contentieux simplifié et aux garanties réduites de l’autre, ce dernier ayant beaucoup plus de chances de concerner les justiciables modestes, aux prises avec des décisions administratives banales d’un point de juridique, mais si elles ont pour eux de lourdes conséquences.

Sans vouloir tomber dans un misérabilisme excessif, il faudra sans doute veiller dans l’avenir à ne pas aggraver cette différenciation qui pourrait remettre en cause la conception rigoureuse de l’égalité devant la justice qui a construit la légitimité de la justice administrative. 

 

Auteur :Frédéric Rolin


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