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Précaution, Innovation, Non-régression : une devise impossible pour une société en crise
Le principe de précaution a fait de l’incertitude un objet de droit. Consacré par l’article L. 110-1 II 2° du Code de l’environnement introduit par la loi Barnier du 2 février 1995, il a été sacralisé à l’article 5 de la Charte de l’environnement intégré au bloc de constitutionnalité le 1er mars 2005. En présence d’un risque incertain mais sérieux susceptible de causer des dommages graves et/ou irréversibles, les autorités publiques, après évaluation, doivent prendre des mesures provisoires et proportionnées. Ce principe de précaution est un choix politique qui vient nécessairement limiter l’exercice des libertés et constitue un frein à certaines innovations. Certains sénateurs qui y voient aujourd’hui une menace pour le développement économique ont déposé une proposition de loi constitutionnelle, validée par le Sénat le 30 mai 2014, qui a pour objet la consécration, au côté du principe de précaution, d’un principe d’innovation. Ce dernier principe ne vient-il pas heurter de plein fouet le principe dit de non-régression cher aux environnementalistes ? Pour le comprendre, il faut au préalable revenir aux origines de ces inquiétudes.
▪ Le principe de précaution – Dès les premiers jours du principe de précaution, certains ont brandi l’étendard des libertés. Le principe de précaution serait une menace pour la liberté de prendre des risques. Il serait la traduction d’une société tétanisée par une « idéologie de la peur » séduite par le « catastrophisme » de certains philosophes tels que Hans Jonas. Ce principe serait la manifestation juridique du proverbe selon lequel « dans le doute, abstiens-toi ». Ce discours caricatural sur le principe de précaution s’est intensifié dès lors que s’est opéré un véritable « décloisonnement ».
À l’origine limité aux seules questions environnementales, la jurisprudence administrative et européenne a étendu le champ d’action de ce principe aux questions d’urbanisme et aux questions de santé. En outre, simple exigence adressée aux autorités publiques dans une conception verticale du principe, ce dernier a commencé à produire certains « effets horizontaux » entre particuliers (v. Civ. 3e, 3 mars 2010 et 18 mai 2011). Enfin, considéré au début comme une norme, il générait un contentieux objectif de légalité autorisant les pouvoirs publics à imposer des mesures positives (obligation de vérification, de surveillance, de suivi…) et des mesures négatives (interdiction, suspension, cessation…).
Avec le temps, d’aucuns ont voulu en faire un principe directeur devant irriguer l’ensemble des branches du droit, spécialement celui de la responsabilité civile dont les conditions relatives au préjudice et au lien de causalité devaient être assouplies au service d’une nouvelle responsabilité dite « préventive ». C’est probablement cette enflure purement doctrinale qui a fait naître certaines inquiétudes amenant à défendre aujourd’hui l’adjonction, au côté du principe de précaution, d’un principe d’innovation.
▪ Un principe d’innovation ? – L’inscription dans la Constitution d’un principe d’innovation est le fruit d’une proposition de loi déposée au Sénat le 3 décembre 2013 par Jean Bizet et plusieurs de ses collègues UMP. La Commission des lois du Sénat a adopté le 30 mai cette proposition de loi constitutionnelle, débattue depuis le 5 juin devant l’Office parlementaire de l’Assemblée nationale.
Ce principe d’innovation existait déjà dans le rapport du Conseil économique, social et environnemental de 2010 et était défendu par la Commission présidée par Anne Lauvergeon (rapport « innovation 2030 », oct. 2013). En plein, cette formalisation est destinée à réagir contre les « dérives » du principe de précaution réduit à une règle d’abstention. En creux, le principe d’innovation est une conception libérale de la gestion du risque, le principe de précaution étant perçu comme un frein au développement économique et une menace pour les innovations scientifiques. Formulé à la façon d’une règle éthique, il y aurait un « devoir d’innovation » !
Et que pourrait recouvrir ce nouveau principe ? Il devrait constituer « un cadre général de l’innovation en France, de l’action des pouvoirs publics et du développement des entreprises innovantes des Français. Il doit être à la fois protecteur pour les innovateurs qui ne doivent pas être étouffés et pour la société qui doit savoir prendre en charge les risques inhérents au changement », selon l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). Tout un programme !
Pour rééquilibrer la balance, il faut intégrer dans la Constitution un principe d’innovation et réviser ainsi l’article 5 de la Charte (une révision des articles 7 et 8 est également prévue pour rappeler les bienfaits de la science). Un nouvel article 5 serait ainsi rédigé : la mise en œuvre du principe de précaution constitue un « encouragement à la recherche, à l’innovation et au progrès technologique ». Si les innovations que nos chers sénateurs ont en tête sont celles apportées, ou pouvant être apportées, par les OGM, l’hormone de croissance, les pesticides néonicotinoïdes, l’insecticide chlordécone, le gaz de schiste, et bien d’autres exemples, on peut être plus que dubitatif ? Que faut-il alors penser de cette initiative ?
▪ Un principe de régression ! – À en croire les défenseurs de ce principe, si la France est en crise et qu’elle est l’un des rares pays à ne pas bénéficier de ce début de reprise c’est à cause du principe de précaution ! Mais à qui veut-on faire croire cela ?
Ce principe d’innovation est d’autant plus contestable qu’il s’appuie sur une vision caricaturale voire erronée du principe de précaution dans sa conception et dans son application. Sur le plan des concepts, le principe de précaution n’a jamais été dans l’esprit de ses auteurs une règle d’abstention, bien au contraire. Les conditions de sa mise en œuvre sont très strictes. Tout d’abord, l’absence de preuve de l’absence de risque ne permet pas de mettre en œuvre le principe de précaution. Ensuite, un risque purement hypothétique ne suffit pas à mettre en œuvre le principe de précaution. En outre, seul un risque sérieux, probable, vraisemblable, reposant sur des données scientifiques sérieuses, justifie des mesures de précaution à condition, précise la communication de la Commission européenne de février 2000, que le risque soit jugé inacceptable, relevant pour les États membres d’un choix politique. Enfin, lorsque des mesures sont prises, elles doivent impérativement être provisoires et proportionnées.
Quant à l’application de ce principe, même si son champ d’application a été étendu, les applications du principe de précaution demeurent limitées. L’absence de preuve de l’absence de risque ne suffit pas à mettre en œuvre le principe de précaution comme l’enseigne la jurisprudence sur les antennes de téléphonie mobile. En présence d’un risque purement hypothétique, il n’est pas mis en œuvre comme l’affirment tant les juridictions françaises qu’européennes (Civ. 3e, 18 mai 2011, préc. ; TPICE 26 nov. 2002). Les conditions sont d’ailleurs tellement difficiles à réunir qu’une stratégie d’évitement est apparue en déplaçant l’objet de la preuve. Tel est le cas dans l’affaire des antennes de téléphonie mobile à l’occasion de laquelle est invoqué un préjudice d’angoisse, certain, qui permet d’échapper à l’exigence d’un risque sérieux difficile à établir.
▪ Un principe de non-régression – Vouloir sacraliser un principe d’innovation au nom d’une prétendue dérive du principe de précaution est un discours mensonger et dangereux. Mensonger, car l’étude du droit positif, quelque peu négligée par les défenseurs de cette nouvelle morale de l’innovation, montre sans contestation possible les limites très strictes dans lesquelles est maintenu actuellement le principe de précaution. Dangereux, car il contredit toute la philosophie qui doit innerver le droit de l’environnement : le principe de non-régression. Ce principe formalisé et conceptualisé en France par le professeur Michel Prieur constitue une garantie de pérennité et de non-retour en arrière dans le domaine des politiques de l’environnement et assure le maintien des acquis environnementaux et de la non-détérioration de l’environnement au détriment des générations futures.
Ce discours sur une innovation qui serait bonne en soi est un choix idéologique auquel on ne peut adhérer. Que nos sénateurs méditent cette réflexion de l’écrivain et scientifique Bernard de Fontenelle : « Il faut oser en tout genre ; mais la difficulté, c’est d’oser avec sagesse ».
Références
■ Hans Jonas, Le principe de responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Flammarion, 1999.
■ Article L. 110-1 du Code de l’environnement
« I. - Les espaces, ressources et milieux naturels, les sites et paysages, la qualité de l'air, les espèces animales et végétales, la diversité et les équilibres biologiques auxquels ils participent font partie du patrimoine commun de la nation.
II. - Leur protection, leur mise en valeur, leur restauration, leur remise en état et leur gestion sont d'intérêt général et concourent à l'objectif de développement durable qui vise à satisfaire les besoins de développement et la santé des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Elles s'inspirent, dans le cadre des lois qui en définissent la portée, des principes suivants :
1° Le principe de précaution, selon lequel l'absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement à un coût économiquement acceptable ;
2° Le principe d'action préventive et de correction, par priorité à la source, des atteintes à l'environnement, en utilisant les meilleures techniques disponibles à un coût économiquement acceptable ;
3° Le principe pollueur-payeur, selon lequel les frais résultant des mesures de prévention, de réduction de la pollution et de lutte contre celle-ci doivent être supportés par le pollueur ;
4° Le principe selon lequel toute personne a le droit d'accéder aux informations relatives à l'environnement détenues par les autorités publiques ;
5° Le principe de participation en vertu duquel toute personne est informée des projets de décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement dans des conditions lui permettant de formuler ses observations, qui sont prises en considération par l'autorité compétente.
III. - L'objectif de développement durable, tel qu'indiqué au II, répond, de façon concomitante et cohérente, à cinq finalités :
1° La lutte contre le changement climatique ;
2° La préservation de la biodiversité, des milieux et des ressources ;
3° La cohésion sociale et la solidarité entre les territoires et les générations ;
4° L'épanouissement de tous les êtres humains ;
5° Une dynamique de développement suivant des modes de production et de consommation responsables.
IV. - L'Agenda 21 est un projet territorial de développement durable. »
■ Charte de l'environnement de 2004
« Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en œuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »
« Toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d'accéder aux informations relatives à l'environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement. »
« L'éducation et la formation à l'environnement doivent contribuer à l'exercice des droits et devoirs définis par la présente Charte. »
■ Civ. 3e, 3 mars 2010, n° 08-19.108, Dalloz Actu Étudiant 24 mars 2010.
■ Civ. 3e, 18 mai 2011, 10-17.645, Dalloz Actu Étudiant 6 juin 2011.
■ TPICE, 26 nov. 2002, aff. T-74/00.
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