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Le billet

[ 10 juin 2025 ] Imprimer

Promenons-nous dans le rapport public 2025 du Conseil d’État

Comme chaque mois de mai revient le muguet, c’est aussi l’époque de la publication du « rapport public » (ici) de l’année écoulée établi par le Conseil d’État. Document austère et volumineux mais qui mérite bien que l’on s’y promène pour y dénicher quelques pépites.

L’évolution du rapport public que produit le Conseil d’État depuis 1947 est une excellente métaphore de l’illustre institution : des changements lents, progressifs qui se déroulent discrètement, d’année en année. Mais si l’on regarde 20 ans, 40 ans, 60 ans en arrière la métamorphose est saisissante. Ce qui demeure, en revanche, c’est un document résolument austère, débordant de tableaux de chiffres, de listes de décisions ou d’avis qui donne parfois l’envie de passer son chemin et de se consacrer à des lectures, même juridiques, plus réjouissantes. Et pourtant, si on se donne la peine d’y entrer, on y trouve des choses passionnantes et révélatrices de l’évolution contemporaine de la juridiction administrative. Laissez-moi essayer de vous en convaincre.

Constatons d’abord que le volume du rapport s’accroit d’année en année 408 pages en 2021, 423 en 2023, 486 l’année passée et nous avons franchi cette année la barre des 500 : 510, pour être précis. Les esprits taquins pourraient voir un parallèle entre l’inflation normative et l’inflation éditoriale, mais on verra que cette augmentation de volume est surtout le fait d’un enrichissement constant de la publication.

La première partie est consacrée aux données de l’activité juridictionnelle. Il ne s’agit pas de se perdre dans les tableaux de chiffres mais je voudrais isoler deux phénomènes qui me paraissent très importants. Regardons d’abord le volume d’affaires portées devant les juridictions administratives générales. En 2024 : 280.000 affaires devant les TA, 31.500 devant les Cours et 9 500 au Conseil d’État et comparons avec les chiffres de 2013 (2014 n’était pas significatif en raison d’une très grosse série au Conseil d’État) : TA 175.00, CAA 29.000, CE 9200. Il y a sans doute maintes interprétations à donner de ces chiffres mais il y en a une qui me parait saillante : si, par divers procédés : suppression du double degré de juridiction, filtrage, ministère d’avocat, etc. on a réussi à protéger les juridictions « de recours » de la montée du contentieux, en revanche, devant les tribunaux, la « marée monte ». L’augmentation du contentieux des étrangers (qui représente désormais plus de 40% de l’activité des tribunaux) explique environ les 2/3 de cette augmentation et pose une question qui va très au-delà du contentieux administratif : que signifie pour une société, et pour son État, le fait que la moitié des contestations de de l’administration concerne une part restreinte et précaire de la population ?

La deuxième observation concerne l’activité des juridictions administratives spéciales et tout particulièrement de l’une d’entre elle, la désormais défunte « commission du contentieux du stationnement payant » désormais rebadgée en  « Tribunal du stationnement payant ». Aussi incroyable que cela puisse paraître, elle est devenue en quelques années la juridiction administrative la plus saisie de 64000 recours introduits en 2018, elle est passée à plus de 200.000 en 2024 ! Bientôt, à elle toute seule, elle enregistrera plus de recours que tous les tribunaux administratifs de France et si vous farfouillez dans les documents de la Loi de Finances pour 2025 vous constaterez 150 personnes pour la faire fonctionner ! Et tout cela pour des litiges de quelques dizaines d’euros…

Une dernière série de chiffres, et celle là encore préoccupante. Elle concerne les très intéressantes statistiques sur l’exécution des décisions rendues par le juge administratif. Lentement, mais inexorablement, le taux d’inexécution de ces décisions augmente. Calculé par le Conseil d’État 1.3% en 2017, il est passé à 1.60% en 2021 et cette année pour la première fois il a dépassé les 2%. En valeur absolue cela signifie que sur les 65000 décisions rendues par la juridiction administrative en faveur des requérants, plus de 1300 ont fait l’objet de l’ouverture d’une procédure juridictionnelle en raison de leur inexécution. Et, plus grave encore, c’est une administration régalienne, le ministère de l’intérieur et les préfectures qui, en droit des étrangers, sont largement à l’origine de cette augmentation. C’est une preuve supplémentaire, et grave, de la pathologie du contentieux du droit des étrangers.

Mais, quittons désormais les chiffres pour nous intéresser aux aspects du rapport qui concernent des enjeux de fond.

Commençons par la partie qui analyse une « sélection de décisions, d’arrêts et de jugements ». Traditionnellement, le Conseil d’État rendait ici compte de ses décisions les plus importantes, et le parti avait été progressivement pris, à partir de 2010, d’y ajouter un certain nombre de décisions des juridictions du fond. Le rapport 2025 amplifie considérablement cette tendance puisque le volume de décisions publiées est pratiquement doublé par rapport aux années précédentes. Mais ce qui est spécialement intéressant concerne le contenu de ces décisions. Pour le dire un peu schématiquement on a le sentiment que le Conseil d’État prête une attention accrue à la fabrication de la jurisprudence par les juridictions du fond. Cela concerne aussi bien les décisions rendues sur des questions nouvelles (comme la surveillance des manifestations par des drones), symboliques (l’illégalité du règlement intérieur d’un conseil municipal prévoyant l’utilisation du catalan pour délibérer) ou caractéristiques de la protection des droits et libertés, que des décisions véritablement structurantes, par exemple sur le refus d’appliquer la jurisprudence Czabaj aux demandes d’exécution de décisions juridictionnelles ou encore sur les conditions d’application de l’exception d’illégitimité excluant la mise en cause de la responsabilité de l’administration. Cette tendance à associer pleinement les juridictions du fond à l’œuvre jurisprudentielle est une excellente chose. On aimerait simplement que plutôt que de nicher cette sélection de décisions au beau milieu d’un document de 500 pages, elle fassent l’objet d’une publication d’ensemble plus visible et accessible (car la consultation de chaque « lettre de jurisprudence » de chaque juridiction n’est pas possible même à un humain doté de capacités cognitives augmentées).

Poursuivons avec la partie traitant de l’activité consultative du Conseil d’État. Si vous m’autorisez un souvenir ancien, les rapports publics du XXe siècle contenaient la publication de quelques avis et de quelques tendances de la « jurisprudence » de ce que l’on appelait alors les « sections administratives » du Conseil d’État. Mais ces publications étaient éparses et confidentielles, et c’est ce qui avait présidé à la confection d’un recueil commenté des « Grands avis du Conseil d’État ». Mais depuis lors, la situation a bien changé, de très nombreux avis sont désormais publiés en particulier dans la base « consiliaweb ». Mais l’inconvénient de ces publications tient à ce que les apports des différents avis ne sont pas suffisamment classés juridiquement ce qui les rend difficilement accessibles. Le rapport public joue ici un rôle essentiel pour l’accès à ces avis d’un point de vue juridique. Deux exemples sont très caractéristiques dans le rapport de cette année. Le premier concerne les compétences d’un gouvernement démissionnaire « chargé d’expédier les affaires courantes ». De ce point de vue les avis apportent des informations concrètes et nouvelles, bien au-delà des formules des vieux arrêts de principe de la IVe République. Et on soulignera que les solutions figurant dans ces avis sont de nature à restreindre très fortement les compétences de ce gouvernement démissionnaire. Exemple très caractéristique, même l’adhésion de deux nouveaux établissements à l’Université Paris Sciences et Lettres, qui supposait la modification du décret statutaires a été considéré comme ne relevant pas de l’expédition des affaires courantes. Le deuxième exemple concerne la protection des données à caractère personnel. Il est tout d’abord frappant de constater le nombre de décrets sur lesquels le Conseil d’État a été amené à donner un avis, ce qui témoigne de la très forte pression exercée par le numérique sur les droits et libertés. Mais surtout, la connaissance de ces solutions est essentielle pour qui s’intéresse à ces questions car ce sont ici tous les enjeux les plus récents qui sont mis en évidence, des caméras mobiles aux fichiers sur l’entraide juridique internationale et au traitement automatisé des « plaintes en lignes », pari bien d’autres exemples.

On le voit, au-delà des chiffres, le rapport public est un document d’une richesse souvent méconnue pour l’information juridique qu’il fournit. On peut cependant se demander s’il ne mériterait pas de faire l’objet, en particulier sur ces aspects de fond, d’une publication sous une forme différente, à la manière des défuntes tables décennales du Recueil Lebon, ou à celle du volumineux mais très utile document classant toutes les décisions du Conseil constitutionnel en matières/rubriques pour avoir un accès synchronique. Et pour l’instant, l’utilisation de l’intelligence artificielle qui ne cherche pas dans le contenu des rapports publics reste très insuffisante pour attendre ce résultat.

En tous les cas, j’espère vous avoir convaincus qu’il est bien utile pour les juristes de parcourir ce rapport public.

 

Auteur :Frédéric Rolin


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