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[ 15 décembre 2015 ] Imprimer

Quand la menace terroriste justifie l’assignation à résidence d’activistes engagés contre la COP 21

Le Conseil d’État a été amené à statuer vendredi 11 décembre sur les demandes de référé liberté qui avaient été formées par sept activistes anti-COP 21 contre les assignations qui avaient été prononcées à leur égard en application de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, dans la version de ce texte modifiée par la loi du 20 novembre 2015 prorogeant l’état d’urgence.

Ces décisions, qui in fine rejettent les demandes d’annulation des mesures d’assignation à résidence décidées à l’égard de chacun des requérants, méritent que l’on en approfondisse plusieurs aspects qui, dans la situation de restriction des libertés que nous connaissons posent la question de l’effectivité des garanties juridictionnelles contre de telles mesures.

Mais nous voudrions, dans le cadre de ce bref billet en aborder une seule qui tient à la discordance entre les raisons qui ont justifié la mise en œuvre de l’état d’urgence, à savoir la gravité de la menace terroriste, et les motifs des assignations à résidence qui reposent sur les risques de troubles à l’ordre public à l’occasion de la COP 21 et qui peut être formulée ainsi : est-ce que l’entrée en vigueur de l’état d’urgence peut justifier que certaines des mesures qu’il prévoit soient appliquées pour d’autres motifs que ceux qui ont justifié cette entrée en vigueur ? 

A cette question le Conseil d’État répond positivement en considérant que la notion de « menaces pour la sécurité et l’ordre public » permettant dans le cadre de la dernière version de la loi du 3 avril 1955 de prononcer une assignation à résidence peut résulter d’autres faits que ceux issus de la menace terroriste. Mais cette réponse est assortie d’une précision au statut un peu ambigu : « Considérant qu’il résulte également de l’instruction que les forces de l’ordre demeurent particulièrement mobilisées pour lutter contre la menace terroriste et parer au péril imminent ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence, ainsi que pour assurer la sécurité et le bon déroulement de la conférence des Nations-Unies se tenant à Paris et au Bourget jusqu’à la fin de celle-ci ». Il en déduit que « …  dans ces conditions, qu’il n’apparaît pas, en l’état, qu’en prononçant l’assignation à résidence de Mme K... jusqu’à la fin de la conférence des Nations-Unies sur les changements climatiques au motif qu’il existait de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre …  le ministre de l’intérieur, aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir ».

Qu’est-ce à dire ? 

Si l’on comprend bien, toutes les menaces sérieuses de troubles à l’ordre public ne peuvent pas entrer dans le champ d’application des dispositions de l’état d’urgence. Il faut qu’elles aient un lien, même indirect avec ce dispositif, lien qui est ici établi par la mobilisation des forces de l’ordre, conjointement sur ces deux objets. 

Je me dois ici de le dire clairement, je suis en désaccord avec cette analyse, non pas tant en raison de la solution sur laquelle elle débouche que sur les potentialités qu’elle ouvre. 

Pour exposer les raisons qui me conduisent à cette analyse critique, il faut s’abstraire un instant de la situation de fait pour s’interroger de manière plus générale sur le statut des décisions juridictionnelles prises en de telles situations de crise. Dans ce statut il y a le fait que ces décisions cherchent à régler un problème d’ordre public ponctuel mais qu’elles ont en outre un caractère jurisprudentiel très marqué, spécialement lorsque, comme celles-ci, ce sont les premières applications d’une nouvelle disposition législative. 

Or on sait qu’en matière de droit des situations de crise, les principales questions se posent immédiatement aussi bien au juge qu’au législateur. C’est en 1955 que furent rendues les premières décisions concernant la version initiale de la loi (CE, ass., 16 déc. 1955, Bourokba), c’est quelques jours après son entrée en vigueur que le Conseil d’État en admis la validité en 2005 (CE, ord., 14 nov. 2005, n° 286835 et 286837) et cette fois ci-, c’est encore quelques semaines après les attentats du 13 novembre que le Conseil d’État est conduit à statuer.

Dans un tel contexte, le juge est confronté à une tension qu’il connaît habituellement mais qui se pose à lui ici avec une particulière acuité : comment régler le problème qui lui est posé tout en déterminant pour l’avenir un cadre jurisprudentiel d’autant plus important que sa culture du précédent le conduira à l’appliquer avec constance ?

Or ici, il me semble que si la solution dégagée par le Conseil d’État règle la question d’ordre public immédiatement posée, elle le fait en posant un cadre jurisprudentiel bien trop compréhensif à l’égard des nécessités de l’ordre public qui ne manquera pas dans un avenir immédiat ou à l’occasion d’autres mises en vigueur de l’état d’urgence de poser de sérieuses questions. 

En effet, en admettant qu’il puisse y avoir des assignations à résidence « par ricochet », au motif que les forces de l’ordre sont très mobilisées par l’évènement qui a justifié la mise en place de l’état d’urgence, conjointement avec celui qui justifie la mise en œuvre de mesures, ont habilité en réalité les forces de l’ordre à pouvoir agir sur le fondement de l’état d’urgence en vue d’objectifs différents. Prenons un exemple. Supposons que le pouvoir décide, durant la mise en œuvre de l’état d’urgence, une grande mobilisation contre le trafic de stupéfiants (cela d’autant plus que le lien avec le financement du terrorisme est régulièrement souligné). Pourra-t-on alors assigner à résidence des soupçonnés trafiquants ? Le cadre juridique posé par le Conseil d’État le permet. 

Ainsi, et tout en restant conscient des dangers actuels et des contraintes nécessaires qu’ils font peser sur notre système de libertés on ne peut que souhaiter que le Conseil d’État, dans de futures décisions le resserre, en particulier en exigeant la démonstration d’un lien effectif entre les raisons pour lesquelles a été mis en vigueur l’état d’urgence et celles en vertu desquelles ont été prises les mesures considérées.

Certes la loi de 1955 dans sa version modifiée est muette sur la nécessité d’un tel lien, mais cela n’est pas un obstacle insurmontable pour une institution qui dès l’an VIII s’est vue reconnaître le pouvoir d’interpréter le silence de la loi. 

Références

CE, ord., 11 déc. 2015, n° 395009394990394992394993394989394991395002

CE, ord., 14 nov. 2005, n° 286835AJDA 2006. 501, note P. Chrestia ; ibid. 2005. 2148 ; RTD civ. 2006. 80, obs. R. Encinas de Munagorri.

CE, ord., 14 nov. 2005, n° 286837AJDA 2006. 501, note P. Chrestia.

CE, ass., 16 déc. 1955, Bourokba, Lebon 590.

 

Auteur :Frédéric Rolin


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