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Le billet
Quand le droit pénal contribue à assurer l'effectivité des décisions du juge administratif
La nouvelle est passé inaperçue, coincée entres annonces diverses liées à la dégradation de notre crédit financier et les autres liées à la campagne électorale. Pour qui s'intéresse à la réalité de l'État de droit, cette information est pourtant importante et symbolique : l'ancienne préfète du Morbihan, qui en 2006 avait réquisitionné l'aéroport de Vannes pour que s'y déroule le Teknival, vient d'être mise en examen, notamment pour « abus d'autorité » (http://www.ouest-france.fr/ofdernmin_-Teknival.-L-ex-prefete-du-Morbihan-mise-en-examen-pour-abus-d-autorite_40771-2034042-pere-bre_filDMA.Htm).
Pour comprendre l'importance de cette information, il convient de se remémorer cet été-là, dans la presqu’île du Morbihan : depuis l'année 2005, les autorités de l'État, soucieuses de gérer le Teknival 2006, rave party qui risque d'attirer des dizaines de milliers de personnes pilotent son organisation. Jusque-là rien de scandaleux. Les débordements des années passées exigeaient que l'autorité administrative prête une attention soutenue aux conditions d'organisation de cette manifestation.
Le lieu : le Morbihan, et sans doute l’aéroport de Vannes, est assez vite décidé, mais c’est ici que commencent les difficultés : ni les organisateurs, ni l’État ne se préoccupent de la mise en œuvre du régime juridique de déclaration de ce type de manifestations mis en place par l'article 23-1 de la loi n° 95-73 du 21 janvier 1995 et son décret d'application n° 2002-887 du 3 mai 2002. De ce fait quand approche la manifestation, il est trop tard pour déposer un tel dossier. De ce fait, la préfète du Morbihan va passer par un arrêté de réquisition de l’aéroport (géré par la commune de Vannes) pour pouvoir assurer le déroulement de la manifestation.
Dès cet arrêté connu, les collectivités locales concernées vont l'attaquer devant le juge administratif et en particulier en demander la suspension en référé, qu'elles vont obtenir avant le déroulement de la manifestation.
Ici, chers lecteurs, vous deviez pouvoir écrire la fin de l'histoire : devant cette décision de suspension, la préfète informe les organisateurs que la manifestation ne pourra pas avoir lieu. Une autre date et un autre lieu sont trouvés, pour qu'elle puisse se tenir légalement.
Et bien non, les choses ne se sont passées de cette manière : tout au contraire, la préfète, malgré la décision de justice reprenait une nouvelle décision de réquisition, en méconnaissance de la décision juridictionnelle, et le lendemain du Teknival, le ministre de l'Intérieur de l'époque, Nicolas Sarkozy, atterrira même sur l'aéroport pour manifester son soutien à la préfète.
Cette affaire soulèvera une légitime émotion au Conseil d'État, car il est fort rare de voir un représentant de l'État méconnaître de manière aussi frontale et assumée une décision juridictionnelle prise par le juge administratif.
Thierry Olson, commissaire du gouvernement sur le pourvoi en cassation formé contre l’ordonnance de suspension le disait avec beaucoup de solennité « il nous semble que, sans exagération aucune, la présente affaire soulève un véritable enjeu du point de vue de la séparation des pouvoirs garantie par l'article 16 de la Déclaration de 1789. La France se fait à juste titre le promoteur de l'État de droit et de la séparation des pouvoirs dans les pays où ils ne sont pas respectés. Mais qu'en reste-t-il lorsque, dans notre pays même, l'administration comme ce fut le cas ici passe par pertes et profits une décision de justice revêtue de la formule exécutoire ? Lorsque l'administration passe en force, la tentation de l'arbitraire se lève à l'horizon. En matière de respect de l'État de droit, rien, dans aucun pays, n'est acquis à tout jamais ; ne l'oublions pas. On aura compris qu'en filigrane de cette affaire en apparence anodine est ici en cause rien moins que le principe de la soumission de l'action administrative au droit et à la justice ».
Le paradoxe, pourtant c'est que depuis 2007, et cette protestation solennelle du Conseil d'État, il ne semblait pas que cette attitude de la représentante de l'État ait fait l'objet de quelque sanction que ce soit.
C'est pourquoi l'annonce de la récente mise en examen de cette préfète a l'importance qu'on a dite : elle montre que le respect des décisions du juge administratif n'est pas qu'une parole verbale, mais qu'elle s'impose sous le contrôle du juge pénal.
Cela ne nous rendra pas notre triple A et n'aura sans doute pas d’influence sur la campagne électorale, mais pour la communauté des juristes cela signifiera une réelle progression de la garantie des droits et de l’État de droit. Une bonne nouvelle, enfin, en ce début d'année !
Références
■ Abus d’autorité
[Droit pénal]
(...)
« Expression désignant l’ensemble des qualifications pénales s’appliquant aux fonctionnaires qui commettent un délit dans l’exercice de leurs fonctions, soit contre un particulier, soit contre la chose publique. »
[Droit public]
« Expression, traduite de l’allemand Rechtsstaat, employée pour caractériser un État dont l’ensemble des autorités politiques et administratives, centrales et locales, agit en se conformant effectivement aux règles de droit en vigueur et dans lequel tous les individus bénéficient également de garanties procédurales et de libertés fondamentales. En droit français, l’État de droit s’incorpore techniquement dans le principe de légalité.
Correspond au concept anglo-saxon de rule of law. »
[Droit constitutionnel]
« Principe qui tend à prévenir les abus du pouvoir en confiant l’exercice de celui-ci non à un organe unique, mais à plusieurs organes, chargés chacun d’une fonction différente et en mesure de se faire mutuellement contrepoids. Principe formulé par Locke et surtout par Montesquieu (Esprit des lois, Livre XI, chap. 6), à qui l’on fait remonter la distinction classique des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. La séparation des pouvoirs peut être rigide (indépendance des pouvoirs caractéristiques du régime présidentiel) ou souple (collaboration des pouvoirs caractéristique du régime parlementaire).
En France, règle juridique de valeur constitutionnelle (DDHC, art. 16). »
Source : Lexique des termes juridiques 2012, 19e éd., Dalloz, 2011.
■ Article 23-1 de la loi n°95-73 du 21 janvier 1995 d'orientation et de programmation relative à la sécurité
« Les rassemblements exclusivement festifs à caractère musical, organisés par des personnes privées, dans des lieux qui ne sont pas au préalable aménagés à cette fin et répondant à certaines caractéristiques fixées par décret en Conseil d'État tenant à leur importance, à leur mode d'organisation ainsi qu'aux risques susceptibles d'être encourus par les participants, doivent faire l'objet par les organisateurs d'une déclaration auprès du préfet du département dans lequel le rassemblement doit se tenir. Sont toutefois exemptées les manifestations soumises, en vertu des lois ou règlements qui leur sont applicables, à une obligation de déclaration ou d'autorisation instituée dans un souci de protection de la tranquillité et de la santé publiques,
La déclaration mentionne les mesures envisagées pour garantir la sécurité, la salubrité, l'hygiène et la tranquillité publiques. L'autorisation d'occuper le terrain ou le local où est prévu le rassemblement, donnée par le propriétaire ou le titulaire d'un droit réel d'usage, est jointe à la déclaration.
Lorsque les moyens envisagés paraissent insuffisants pour garantir le bon déroulement du rassemblement, le préfet organise une concertation avec les responsables destinée notamment à adapter lesdites mesures et, le cas échéant, à rechercher un terrain ou un local plus approprié.
Le préfet peut imposer aux organisateurs toute mesure nécessaire au bon déroulement du rassemblement, notamment la mise en place d'un service d'ordre ou d'un dispositif sanitaire.
Le préfet peut interdire le rassemblement projeté si celui-ci est de nature à troubler gravement l'ordre public ou si, en dépit d'une mise en demeure préalable adressée à l'organisateur, les mesures prises par celui-ci pour assurer le bon déroulement du rassemblement sont insuffisantes.
Si le rassemblement se tient sans déclaration préalable ou en dépit d'une interdiction prononcée par le préfet, les officiers de police judiciaire et, sous leur responsabilité, les agents de police judiciaire peuvent saisir le matériel utilisé, pour une durée maximale de six mois, en vue de sa confiscation par le tribunal.
Est puni de l'amende prévue pour les contraventions de 5e classe le fait d'organiser un rassemblement visé au premier alinéa sans déclaration préalable ou en violation d'une interdiction prononcée par le préfet. Le tribunal peut prononcer la confiscation du matériel saisi.
Un décret en Conseil d'État fixe les conditions d'application du présent article. »
■ Article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
« Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution. »
■ CE 17 janv. 2007, n° 294789.
■ T. Olson, « L'administration ne peut pas passer outre une décision de suspension et la contester », AJDA 2007. 484.
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