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[ 22 novembre 2021 ] Imprimer

Régime de responsabilité financière des gestionnaires publics : ne pas être dupe

Le 12 novembre dernier, le député Laurent Saint-Martin s’est félicité de l’adoption en 1re lecture de l’article 41 du projet de loi de finances pour 2022 par lequel compétence est donnée au Gouvernement d’agir par voie d’ordonnance pour la mise en place d’un régime de responsabilité financière unifié des gestionnaires publics (ici). 

Dans les grandes lignes, les caractéristiques de ce régime de responsabilité sont déjà bien positionnées : la mise en place d’un régime unique de responsabilité financière applicable à l’ensemble des acteurs de l’exécution budgétaires, ordonnateurs comme comptables qui doit limiter les cas d’engagement de cette responsabilité aux erreurs et fautes les plus graves ayant occasionné un préjudice financier significatif.

Beaucoup a déjà été écrit à ce sujet et l’accent a pu être porté, de manière significative, sur la disparition du régime actuel de responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics. Modifier ce dernier était nécessaire tant il générait de légitimes incompréhensions lorsque le comptable se trouvait sanctionné parfois en lieu et place de l’ordonnateur. Parmi les orientations envisageables, la proposition de supprimer le débet et subséquemment le pouvoir de remise gracieuse du ministre, a fait son chemin et se concrétise avec le projet d’ordonnance. Les objectifs semblent donc en passe d’être atteints et on pourrait s’en féliciter.

Sauf que dans le détail, ce beau panorama laisse deviner que les cas d’engagement de la responsabilité des gestionnaires publics vont se réduire à peau de chagrin.

La difficulté va notamment venir du préjudice financier significatif qui sera exigé pour pouvoir engager la responsabilité du gestionnaire public. Que cette dernière soit engagée en cas de faute grave était une nécessité afin d’éviter de paralyser l’action publique ; qu’elle soit combinée à un préjudice financier significatif va rendre très difficile la mise en cause de ces gestionnaires devant le juge financier.

Pour bien comprendre ce qui nous attend avec ce nouveau régime de responsabilité, il suffit de considérer certaines affaires de la Cour de discipline budgétaire et financière et de constater qu’en les passant au filtre du « préjudice financier significatif », des erreurs pour lesquelles on pourra difficilement comprendre qu’elles ne puissent être sanctionnées sur le terrain financier, échapperont au juge financier.

Prenons l’exemple de l’une des décisions Radio France (chantier de réhabilitation, n° 227 du 25 janv. 2019) dans laquelle étaient reprochées au président-directeur-général, au directeur général adjoint et au directeur général adjoint des irrégularités dans la signature de marchés complémentaires et d’avenants sans respecter les règles de publicité et de mise en concurrence. Pour ces faits, ces protagonistes ont été condamnés à des amendes de 500 euros pour les deux premiers, 1 000 euros pour le dernier. Très clairement, le montant de ces amendes s’est trouvé justifié parce que les montants concernés par les contrats irréguliers étaient très faibles par rapport au coût global du chantier. On peut se douter que de telles irrégularités, que l’on peut considérer comme grave du point de vue des obligations que doivent respecter les acteurs publics dans l’attribution des marchés, ne pourraient pas être sanctionnées avec le nouveau régime de responsabilité envisagé des gestionnaires publics.

Même cause, même effet avec l’exemple de la décision France Télévisions (achats hors programmes, n° 242 du 28 juill. 2020), un exemple encore plus symptomatique que le précédent. Là également, ce sont les trois directeurs généraux de France Télévisions qui étaient poursuivis pour des irrégularités concernant des achats de biens et services auprès de plus de 80 entreprises. Pour l’essentiel, étaient reprochés l’absence de recours aux procédures de passation des marchés, de mise en concurrence, de publicité préalable, autant d’irrégularités qui ont présenté, en l’espèce, un caractère systémique. En dépit du caractère systématique de ces irrégularités, la CDBF a souhaité limiter le montant de ces amendes (1 500 à 2500 euros en l’espèce) en tenant compte de l’antériorité des pratiques reprochées.

Là également, on peut supposer que selon le nouveau schéma de responsabilité envisagé, il ne sera pas possible d’engager la responsabilité de ces acteurs budgétaires alors même que le caractère systémique des irrégularités constatées en l’espèce, permet de deviner la gravité d’une situation dans laquelle ceux-là mêmes qui sont chargés de s’assurer du respect de ces règles d’attribution, se révèlent être dans l’incapacité de le faire. 

Et cette problématique prend une tonalité supplémentaire lorsque l’on constate que 46 % des arrêts de la CDBF sanctionnent des infractions aux règles de la commande publique… Peut-on accepter que de telles irrégularités ne puissent plus être sanctionnées ?

Sous une autre approche et à leur niveau, les chambres régionales et territoriales des comptes se sont essayées à préfigurer les saisines de la 7e chambre de la Cour des comptes. Prenons l’exemple de la CRC Nouvelle-Aquitaine et de l’année 2020 : une vingtaine d’affaires traitées, pour 5 d’entre elles, les débets se sont établis entre 10 000 et 50 000 euros, pour deux autres affaires, ils ont atteint les presque 70 000 et 190 000 euros. Les autres débets prononcés se fixent tous en dessous des 10 000 euros. 

Avec ces éléments statistiques, on comprend que les décisions du juge financier vont entièrement dépendre du caractère significatif du préjudice financier lequel va nécessairement s’établir en tenant compte à la fois des montants concernés et de ce que représentent ces derniers pour le budget concerné. Car bien évidemment le caractère significatif va nécessairement être appréhendé différemment selon que sont examinés les comptes d’une petite commune, d’un centre hospitalier, d’une communauté d’agglomérations ou d’une région.

On comprend que ce faisant, ces éléments vont réduire d’autant les capacités de ce juge à sanctionner les irrégularités budgétaires. Et encore faut-il combiner ce caractère significatif avec la gravité de la faute qui en est à l’origine.

Il ne faut pas être dupe : l’objectif des auteurs du projet d’ordonnance est très clairement de brider, autant que faire se peut, les marges d’appréciation dont aurait pu disposer le juge financier pour déterminer le niveau de responsabilité des gestionnaires publics. On peut saluer la tactique qui sans nul doute, atteindra son objectif…

Autre point. 

Il faut combiner cette première approche avec la perspective retenue par le projet d’ordonnance d’exclure du champ des justiciables, les ministres et les élus locaux.

Si on peut, à la rigueur, considérer que les ministres ne sont pas les plus en mesure de commettre des erreurs financières en raison de l’encadrement dont ils bénéficient, en revanche, l’excuse ne vaut pas au niveau des ordonnateurs locaux. 

En l’état du texte, on peut craindre que les élus locaux échappent totalement au juge financier alors que jusqu’à présent, ils pouvaient, pour certains cas, relever de la CDBF.  Les cas d’engagement de leur responsabilité étaient rares mais au moins possibles. 

Si le schéma retenu est finalement celui d’une exclusion totale des élus locaux, il ne sera plus possible d’engager la responsabilité du président d’une région qui s’est opposé à l’exécution d’une décision de justice réclamant la réintégration d’un agent licencié, ce qui a conduit le juge administratif à condamner cette région au paiement d’une astreinte (CDBF 2001, Janky c./ Région Guadeloupe, n° 135, condamnation du président de région à une amende de plus de 4 500 euros). Il ne sera pas plus possible d’engager la responsabilité d’un maire qui avait fait usage de son pouvoir de réquisition pour obtenir le paiement de compléments de rémunération à des agents non titulaires, en l’absence de tout fondement légal (CDBF 30 sept. 2021, Cne de Saint-Denis de la Réunion, n° 252 – condamnation à une amende 4 000 euros).

Alors que dans les administrations décentralisées, l’essentiel des compétences d’exécution budgétaire est concentré dans les mains de ces élus locaux, imaginer qu’il leur soit encore possible d’échapper à toute responsabilité dans leur manière d’employer les fonds publics locaux mis à leur disposition, dépasse l’entendement.

Une irresponsabilité qui va confiner au déni de justice alors que le projet d’ordonnance prévoit de maintenir la possibilité pour un gestionnaire mis en cause, de se prévaloir d’une « lettre de couverture » signée par un ministre ou un élu, mentionnant la règle à laquelle il est dérogé et le motif d’intérêt général motivant cette dérogation.

À ce stade, ce qu’il faut retenir c’est que le cloisonnement opéré par le projet d’ordonnance, nous mène dans une impasse. Probablement est-ce voulu par certains des acteurs de ce projet mais l’on peine à comprendre pourquoi la Cour des comptes a pu accepter une telle remise en cause de ses compétences juridictionnelles.

À ce stade, les dés sont quasiment jetés et en dépit des alertes, les parlementaires n’ont pas saisi l’occasion qui se présentait à eux de conserver la main. Le député Charles de Courson a bien tenté, par un amendement, d’obtenir que cet article 41 soit supprimé et que l’examen de ce régime soit examiné à l’occasion d’un texte législatif dédié. Sans succès (AN, Commission des finances, 3 nov. 2021).

Même pas encore né, l’avenir de la responsabilité financière des gestionnaires publics évolue déjà sur terrain miné et les beaux discours ministériels sont de peu de poids lorsqu’on prend la peine d’éluder la présentation générale pour se concentrer sur ces détails qui seuls permettent de révéler les réels effets de cette réforme. 

Trouver le juste équilibre n’est certes pas aisé. Il faut responsabiliser les acteurs de la gestion budgétaire avec la possibilité de leur demander de rendre des comptes, sans que toutefois cela nuise à l’action publique. On l’a déjà dit, un régime trop strict aurait pour effet de paralyser l’action publique. À l’inverse, un régime trop laxiste ouvre la porte à la multiplication des irrégularités. C’est un entre-deux qu’il convient d’établir et il faut positionner le curseur au bon endroit si l’on veut que ce régime de responsabilité financier présente un réel intérêt. 

 

Auteur :Stéphanie Damarey


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