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[ 11 juin 2018 ] Imprimer

Responsabiliser les groupes de société dans les restructurations : la place de la faute de gestion

La part prise par l'emploi dans les groupes de société ne cesse de croître : près de 10,5 millions de français (soit la moitié des salariés secteur privé) sont employés dans une telle structure (Source: INSEE). Le droit du travail n'ignore pas complètement cette réalité, ainsi qu'en atteste la création du comité de groupe en 1982. Pourtant, les relations contractuelles lient pour l'essentiel le salarié à son employeur, c'est à dire, dans un groupe, à la filiale dotée de la personnalité juridique. L'appartenance de la société à un groupe vient pourtant fortement perturber les décisions économiques et la gestion de l'emploi. L'une des questions importantes réside ainsi dans l'application des règles liées aux licenciements pour motifs économiques, les décisions des filiales résultant souvent de choix faits directement au niveau du groupe.

Se pose alors la question de savoir si la société mère ne peut être rendue responsable de certaines de ses décisions. La Cour de cassation a, sur ce terrain, rendu quatre importantes décisions en date du 24 mai 2018, qui, sans véritablement s'écarter de la jurisprudence antérieure, permettent de préciser les conditions de cette responsabilité. 

L'arrêt Société Keyria (n° 17-12.560) est celui qui montre le plus d'intérêt par sa motivation. L'affaire concerne des salariés de filiales françaises du groupe Keyria, licenciés pour motif économique dans le contexte de la liquidation de leur entreprise. La Cour de cassation confirme la décision des juges du fond ayant admis la responsabilité de la société mère, sur le fondement d'une faute résultant de sa légèreté blâmable. En effet, les juges constatent que les filiales françaises de ce groupe avaient fait remonter dans le groupe des dividendes « dans des proportions manifestement anormales compte tenu des marges d'autofinancement nécessaires à ces sociétés », alors que certaines avaient besoin de se restructurer et connaissaient une situation déjà déficitaire. En l'espèce, les choix financiers opérés par le groupe sont donc à l'origine d'agissements fautifs « allant au-delà des erreurs de gestion ». 

Cette motivation est particulièrement intéressante. Le premier apport de l'arrêt réside dans les catégories juridiques utilisées par les juges. La Chambre sociale, bien qu'elle condamne le défendeur à des indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, s'appuie sur la notion de faute commise par l'entreprise. En effet, l'obstacle dressé par la personnalité juridique des sociétés rend difficilement applicable directement le droit du licenciement. La tentation avait jadis été d'en étendre l'application à travers la qualité de co-employeur. La Cour de cassation confirme néanmoins dans les décisions rendues son souhait de restreindre la place de cette notion, exigeant une «  confusion d'intérêts, d'activités et de direction se manifestant par une immixtion dans la gestion économique et sociale » de la filiale, qu'il est pratiquement impossible de démontrer (Soc. 24 mai 2018, n° 17-15.630). 

En conséquence le droit de la responsabilité extra-contractuelle peut seul être mobilisé pour responsabiliser la société mère, à travers la notion classique de faute découlant d'une légèreté blâmable. Comment celle-ci peut-elle être caractérisée ? Les différentes décisions montrent que les juges peuvent se fonder sur différentes conceptions de celle-ci, qu'elle procède de choix vus comme déraisonnables économiquement au vu du contexte (arrêt Keyria, préc.), ou encore de la satisfaction d'intérêts purement propres à la société mère, sans prendre en considération ceux de sa filiale (Arrêt Société Lee Cooper, n° 16-22.881). Conception qui n'est pas sans rappeler celle de l'abus de droit ou de la bonne foi en matière contractuelle. La Cour de cassation, dans la lignée de décisions antérieures (Soc. 1er févr. 2011, n° 10-30.045 : RDT 2011. 168, note F. Géa; Dr. soc. 2011. 372, note G. Couturier), n'est pas sans montrer ici une certaine audace : loin de s'en tenir à l'idée d'un employeur seul juge de ses choix économiques, elle s'évertue à tracer les frontières entre le choix économique et la faute de gestion engageant la responsabilité du groupe, rejetant les arguments du pourvoi arguant d’un simple choix de gestion dont les circonstances ultérieures ont montré qu'il n'était pas opportun. 

La responsabilité de la société mère n'est cependant pas sans limite. L'arrêt n° 16-18.621 (Société Funkwerk), concernait un refus d'investir dans une filiale en situation délicate. La Cour estime ici que la société mère n'avait pas commis de « faute ayant compromis la bonne exécution par sa filiale de ses obligations ni contribué à sa situation de cessation des paiements ». La faute ne peut évidemment être retenue que si les juges du fond parviennent à caractériser la légèreté blâmable. 

Les différentes décisions montrent ainsi que la Chambre sociale maintient une certaine fermeté dans le contrôle porté sur les décisions de licenciement pour motif économique et de cessation d'activité des filiales d'un groupe. La situation n'est pas sans une certaine ironie. Dans une période où le législateur a accepté, au nom de la compétitivité économique, de desserrer un certain nombre de contraintes du droit du travail, notamment, dans l'ordonnance du 22 septembre 2017 et la loi du 29 mars 2018, en limitant l'aire de l'appréciation des difficultés économiques dans les groupes (V. C. trav., art. L. 1233-3), la Cour de cassation accepte, en se fondant sur la vieille catégorie de la faute issue du droit civil, de maintenir voire de renforcer le contrôle sur les décisions des groupes de sociétés, révélant ainsi le caractère particulièrement nécessaire du maintien d'un contrôle du juge à cet égard. Le vent puissant des réformes engagées en droit du travail n'a donc pas encore complètement balayé la force du raisonnement juridique.

 

Auteur :Frédéric Guiomard


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