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Soft skills et droit : un effet de mode ?
« Intelligence émotionnelle versus intelligence artificielle » (Le Monde, 16 mai 2018), « Soft skills : trois façons de valoriser ses savoir-être » (Ouest-France, 4 mai 2018), « Des soft skills à développer d’urgence » (Les Échos, 19 févr. 2018), la question des soft skills a l’attention des médias et les métiers du droit sont directement concernés.
Les juristes ne sont pas des « plombiers de luxe » (Christophe Jamin). Ils ne sont pas de simples diplômés en droit mais des techniciens ouverts sur leur environnement politique, économique et social. Pendant ces quatre ou cinq années à la Faculté de droit, durée indispensable pour acquérir une culture juridique mêlant la maîtrise d’une méthode et l’accumulation de connaissances substantielles, l’étudiant acquière des compétences dures, techniques et académiques, des hard skills ou cognitive skills, laissant peu de place aux soft skills, compétences « douces », comportementales et humaines (personnelles, relationnelles et situationnelles disent les experts en management). Ces compétences relèvent plus de l’émotionnel que du rationnel. Mieux encore, ce sont des qualités émotionnelles mises au service d’une démarche rationnelle. A l’aube d’une grande réforme de l’enseignement du droit, que la globalisation et le numérique rendent urgente, la question de la pertinence des soft skills dans le cursus universitaire mérite d’être posée. En a-t-on besoin ? Quels en seraient les moyens ?
Les besoins – Le thème des soft skills est d’actualité et certains y verront un simple effet de mode. Pourtant, la valorisation des compétences « douces » met en lumière ce qui fait la singularité et la richesse du droit : une activité humaine au service des hommes. Permettre à un étudiant de mieux se connaître et d’exploiter pleinement ses qualités émotionnelles pour véhiculer ses outils juridiques, c’est admettre que le droit n’est pas qu’une suite de chiffres et de raisonnements purement logiques. Si le juge n’est pas un automate, si le notaire est un « magistrat de l’amiable », relais entre l’État et les individus, si l’avocat est au plus près de ses clients et de leurs droits, comment pourraient-ils user de manière froide et sans émotions de cet instrument qu’est le droit ? Les soft skills renvoient à la pédagogie, à l’écoute, à la maîtrise de l’art oratoire, à l’empathie, à la créativité, à la rigueur, à l’adaptabilité, à la capacité à travailler en groupe, à l’audace, à la gestion de l’urgence et du stress… Notre société invite aujourd’hui à valoriser ces compétences molles qui sont mises au service d’un droit plus juste et plus efficace. Quelques exemples suffiront à conforter cette idée. Si les nouveaux métiers du droit conciliant rationnel et relationnel sont légion, tels que les legaltech, la compliance ou les métiers liés à la protection des données personnelles, le choix a été fait de se concentrer sur l’empire du numérique et l’emprise des règlements amiables.
L’empire du numérique, tout d’abord, donne naissance à une Terra data où les algorithmes se mêlent de tout et s’emmêlent dans tout. Ces algorithmes, qui s’appuient sur une morale des forts, véhiculent un raisonnement froid : if this… then that… Appliqués à la justice, les logiciels prédictifs font prévaloir la justesse sur la justice. Appliqués aux contrats, les smart contracts assimilent automaticité et efficacité des droits. Appliqués aux relations sociales, les réseaux sociaux menacent l’intimité de la vie privée. Cette numérisation entraîne un risque de déshumanisation des liens sociaux et juridiques. En enseignant aux futurs juristes ce qui fait leur humanité, on leur donne les moyens de mieux canaliser et de mieux contrebalancer les effets pervers des « nouvelles technologies ».
Ces soft skills sont, ensuite, parfaitement adaptées au développement des modes de règlement amiable : droit collaboratif, procédure participative, conciliation, médiation… Le droit et la solution juridique ne sont plus les objectifs premiers. La recherche d’une solution acceptée et acceptable prime parfois sur la solution juridiquement exacte. Ce type d’activité ne cesse de gagner du terrain devant un juge en retrait considéré comme un dernier recours. Ces activités supposent des futurs juristes, avocats, notaires, juristes d’entreprise, qu’ils aient pleinement conscience et qu’ils mettent pleinement en œuvre leurs compétences douces.
Par les soft skills, les étudiants et les juristes professionnels optimisent leurs compétences techniques et confortent l’idée que le droit ne se réduit pas à une logique formelle que les algorithmes ne cessent d’intensifier.
Les moyens – Les soft skills doivent servir à optimiser la formation des juristes. Pour les étudiants en droit, il s’agit moins d’apprendre que de se comprendre, car les soft skills exigent moins un travail d’apprentissage qu’un processus de prise de conscience. Le savoir-être est inextricablement lié au savoir-faire. Se connaître, apprécier ses qualités et ses défauts, mettre ses compétences molles au service d’une optimisation de ses compétences dures, tels sont les objectifs poursuivis. Pour une telle prise de conscience, l’enseignement des soft skills aux juristes doit s’appuyer sur des exercices juridiques : travaux individuels (concours d’éloquence, plaidoiries, rencontres de clients…) et collectifs (cliniques du droit, exercices de lobbying, constitution d’un dossier…). Il faut mettre le droit à l’épreuve des faits, faire prendre conscience de la flexibilité du droit et de la valeur ajoutée qu’un juriste peut apporter en usant pleinement de ses compétences douces.
Cet enseignement devrait également améliorer l’orientation des juristes pour mettre leurs compétences dures en adéquation avec leurs compétences douces. En effet, rien de commun entre un notaire, un magistrat, un avocat et un juriste d’entreprise. Malheureusement, certains découvrent trop tardivement, une fois sur le terrain, qu’ils ne sont pas faits pour tel ou tel métier du droit. L’enseignement des soft skills au stade de la Faculté de droit doit contribuer à réduire ces erreurs de carrière, coûteuses en temps et en argent.
Enfin, les soft skills ont leur place au sein de la formation continue des juristes car ces compétences ne relèvent pas seulement de l’innée, mais aussi de l’acquis. Les compétences molles naissent également de l’expérience et les juristes en poste n’en ont pas toujours conscience. L’enseignement continu des soft skills doit contribuer sinon à une reconversion, du moins à une adaptation du poste au sein d’un cabinet d’avocat, d’une étude de notaire, du service juridique d’une entreprise ou d’une juridiction.
En définitive, développer l’enseignement des soft skills dans un monde dominé par le numérique c’est refuser de renoncer à ce qui fait l’humanité du droit !
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