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Le billet

[ 28 septembre 2020 ] Imprimer

Sur le projet d’une école commune aux avocats et aux magistrats

Lors d’une brève conférence de presse en date du 21 septembre 2020, le garde des Sceaux a annoncé que l’École Nationale de la Magistrature serait prochainement dirigée par une avocate, Maître Nathalie RORET.

Dans un climat apaisé, cette désignation n’aurait pas dû susciter d’émoi. Qu’y-a-t-il de choquant à ce qu’un avocat dirige, accompagné d’ailleurs d’un conseil d’administration composé, notamment, de magistrats (V. la composition), l’école destinée à former les futurs juges et procureurs ? Le symbole aurait pu être beau, celui d’un rapprochement entre deux professions sœurs, dont les relations se sont distendues dans la période contemporaine. Qu’un avocat puisse apporter son regard sur la formation des magistrats n’a rien que de très sain.

Reste, qu’en vérité, cette désignation, et ce indépendamment des qualités de la personne choisie, sonne comme une nouvelle manifestation de défiance de l’actuel garde des Sceaux à l’endroit des magistrats. Alors avocat pénaliste, ce dernier n’avait eu de cesse de critiquer les magistrats, qualifiant certains de « grands », pour mieux, en creux, critiquer la masse des petits, « encastés dans un moule dont ils ne sortiront jamais ». L’ENM était, dans le discours de Maître Éric Dupond-Moretti, la mère de tous les vices, « incapable de former les futurs magistrats tant sur le plan professionnel que sur le plan humain. » (Le dictionnaire de ma vie, Kero, 2018)

Lors de sa conférence de presse, le garde des Sceaux a réitéré ses critiques, à mots certes plus feutrés. Il a fustigé « la force d’inertie de certains (magistrats), la frilosité à moderniser l’institution et les dérives d’une culture de l’entre soi » et a dessiné le portrait d’une École n’ayant pas su rompre avec « des traditions surannées, (…) avec la tentation du vase clos et, (encore) de l’entre soi ». 

Pourtant, en 2018, invité par l’ENM à dialoguer avec les élèves-magistrats, l’avocat pénaliste d’alors avait tempéré ses propos (V. Le Monde, 4 mai 2018). Il faut dire que la présentation qu’il avait faite de l’ENM ne résistait pas à l’analyse. La diversité des intervenants, l’obligation de faire un stage de 6 mois dans un cabinet d’avocat (soit autant que les élèves-avocats eux-mêmes), ou encore l’évolution du contenu de la formation, notamment depuis l’affaire « d’Outreau », suffisait à combattre l’image d’une école figée dans les années 60. 

Le signataire de ces lignes passera également sur le reproche d’une profession repliée sur elle-même, alors que se multiplient les recrutements parallèles permettant, notamment, aux avocats de devenir magistrats, le tout s’ajoutant à l’existence de trois concours distincts, récemment réformés, et destinés à recruter des profils variés.

Las, l’ancien avocat pénaliste est venu au ministère de la justice chargé des valises de préjugés dont il n’a su se déprendre.

L’idée du garde des Sceaux est que, pour que les magistrats soient meilleurs qu’ils ne le sont, il faudrait qu’ils soient formés différemment, mieux qu’il n’y ait pas de formation à la profession. S’inspirant du modèle anglo-saxon, seuls les avocats pourraient devenir magistrats, après un certain nombre d’années de pratique. Pour être magistrat, il faudrait en effet avoir acquis une maturité rendant apte à comprendre la « pâte humaine », maturité que n’auraient pas les jeunes sortants d’école. 

Evidemment, c’est oublier que de nombreux magistrats ont eu une vie professionnelle antérieure. De toute façon, on comprend mal pourquoi on exigerait des magistrats cette maturité, et non des avocats. Ne doit-on pas, lorsque l’on assure la défense d’une personne, être doté d’une grande maturité ? Ne faut-il pas comprendre la « pâte humaine » quand on représente et assiste autrui ? Quelle profession faudrait-il alors avoir exercé avant de devenir avocat ? Jusqu’à quel âge ? Qui ne voit poindre derrière l’argument de la maturité, une défiance généralisée contre la jeunesse ?

Mais le discours a changé. C’est une « École de formation commune des magistrats et des avocats » que le garde des Sceaux a évoquée lors de sa conférence de presse.

Cette École a peu de chance de voir le jour, et ce pour de nombreuses raisons :

D’abord, cette école commune existe : ce sont les facultés de droit. Avocats et magistrats ont fréquenté les mêmes bancs, même si la proportion de magistrats issus des Instituts de science politique est importante. Imaginer que le fossé entre magistrats et avocats se creuse lors des écoles d’application ne repose sur aucune base rationnelle. Ces derniers ont reçu, notamment, les mêmes cours de procédure civile et ont appris, lors de leur formation initiale, le sens et la portée du principe du contradictoire, si cher, à juste titre, à notre garde des Sceaux.

Ensuite, avec la démographie actuelle des deux professions, cette école est chimérique. Où regrouper 350 élèves-magistrats et plusieurs milliers d’élèves-avocats. Faudrait-il créer des antennes locales de cette école, à l’image des écoles d’avocats ou des centres de formation à la profession de notaire ? Le coût serait faramineux et les magistrats de toute façon dilués dans la masse des avocats. A moins que, derrière ce projet, ne soit dissimulée l’ambition d’une réduction drastique du nombre de nouveaux avocats, et ce afin de rendre compatible la taille des différentes promotions…

Enfin, quelle formation serait dispensée ? La principale critique que l’on adresse aux écoles d’application est de ne pas suffisamment préparer à la pratique professionnelle. Soit dit en passant, le rôle de la faculté n’est pas de préparer à une telle pratique, au moins dans les premières années, mais de doter les étudiants d’un socle de connaissances élargi et de méthodes de compréhension de notre système juridique. Au vrai, ce sont essentiellement les écoles d’avocats qui subissent la critique évoquée, les magistrats étant, quant à eux, plutôt satisfaits des enseignements reçus à l’ENM. Alors que toutes les autres écoles d’application seraient thématiques et formeraient des policiers, des inspecteurs des impôts, des douaniers, du personnel pénitentiaire, des greffiers etc., cette école formerait, un peu en même temps, des magistrats et des avocats. Dans quel but ? Le partage d’une culture commune ne passe pas nécessairement par la réception d’enseignement pratique commun. Encore une fois, un futur magistrat passera six mois dans un cabinet d’avocat pendant sa formation. Il plaidera donc avant de requérir et rédigera des conclusions avant des jugements. 

Il est pourtant difficile de nier l’existence d’un fossé entre magistrats et avocats, quoique ce fossé soit à géométrie variable. D’une juridiction à une autre, les rapports sont parfois radicalement différents : tendus ici, consensuels là, sans que des explications aisées à ces différences puissent être trouvées.

Mais placer la cause de ce fossé dans la diversité des écoles de formation professionnelle est contestable ; imputer les difficultés de cohabitation entre avocats et magistrats à la seule formation professionnelle des derniers est fallacieux ; mettre les disfonctionnements de la justice sur l’incompétence des magistrats, qui ne saisiraient pas l’importance du contradictoire, est une insulte.

L’explication est sans doute plus banale. Elle est évoquée par le garde des Sceaux lui-même :  c’est le « dénuement de la justice ». 

Une audience surchargée ne peut pas se dérouler sereinement. Aujourd’hui, l’horloge est maître de l’audience et le juge du siège est réduit à découper les temps de parole. S’il laisse les minutes filer, les avocats qui patientent en attendant que leur dossier soit appelé perdront leur temps et l’audience se poursuivra jusqu’à des heures où il n’est plus digne de juger. Dans ce contexte, certains juges du siège abuseront de la police de l’audience et se montreront inutilement cassant. Les avocats, dont le temps de parole est réduit, ne peuvent alors pas faire leur travail correctement. Certes, le métier de l’avocat n’est évidemment pas qu’oral, mais la parole reste la marque distinctive de l’avocat. Que la qualité première d’une plaidoirie soit sa brièveté, plutôt que sa pertinence, est déroutant. Que l’avocat silencieux, qui dépose ses conclusions, soit plus vertueux que celui qui prend son temps de parole a quelque chose de désespérant. Et certains avocats, dans ce contexte, abuseront de leur liberté de parole. Les reproches fusent alors, de part et d’autre, et les incidents d’audience se multiplient. Les conclusions sont indigentes pour les uns, les décisions mal motivées pour les autres.

En dehors de l’audience, les rapports entre magistrats et avocats sont également moins fluides, là encore, faute de temps. Il est difficile de discuter à bâton rompu d’une affaire sous la pression temporelle que subissent les avocats, enfermés dans des délais de procédure souvent créés pour les piéger (et désengorger les tribunaux), et les juges.

C’est donc l’absence de moyens qui attise les tensions. 

Plutôt que de lancer une réforme chimérique, sur la base de préjugés et d’idées mal élucidées, il serait temps de donner à la justice les moyens de fonctionner dans la sérénité. 

Cela tombe bien, le Premier Ministre vient d’annoncer une hausse du budget de la justice de l’ordre de 8%. Il faudra toutefois un effort soutenu et constant pour que le fonctionnement de la justice soit enfin serein.

 

Auteur :Mathias Latina


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