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Télétravail : un accord insipide pour un sujet brûlant
Après de fastidieuses négociations, les partenaires sociaux se sont finalement entendus le 26 novembre 2020 sur la conclusion d'un accord national interprofessionnel « pour une mise en œuvre réussie du télétravail ».
Alors que notre pays est loin d'en avoir fini avec la pandémie de covid-19 nécessitant un recours massif au télétravail, et que l'expérience des six mois passés a permis de mieux éprouver l'intérêt et les limites de cette forme de travail, les partenaires sociaux n'ont pu parvenir qu'à un accord a minima, se limitant pour l'essentiel à expliciter les dispositions existantes du Code du travail (C. trav., art. L. 1222-9 à L. 1222-11), ce qui avait conduit un syndicaliste à qualifier le projet présenté de simple guide du télétravail « pour les nuls» (Les Échos, 9 nov. 2020).
L'ambition du texte se limite à « expliciter l’environnement juridique applicable au télétravail » et à « proposer aux acteurs sociaux dans l’entreprise, et dans les branches professionnelles, un outil d’aide au dialogue social, et un appui à la négociation, leur permettant de favoriser une mise en œuvre réussie du télétravail ». L'accord est ainsi dépourvu pour l'essentiel de valeur normative et formule des recommandations, à mi-chemin entre un bégaiement maladroit des règles du Code du travail et un manuel de gestion des ressources humaines.
Le texte rappelle ainsi la définition du télétravail telle qu'elle existe dans le Code, les règles sur la mise en place du télétravail, le rôle reconnu aux partenaires sociaux, la réglementation des conditions de travail ou encore celles relatives à la prise en charge des frais professionnels. Le cadre juridique du télétravail ne devrait donc pratiquement pas changer au regard de ce que nous connaissons : le télétravail peut être mis en place soit sur le fondement d'un accord collectif ou d'une charte unilatérale élaborée après avis du CSE, soit par un simple accord entre employeur et salarié. Le recours au télétravail exige un accord des deux parties, et le télétravailleur se voit reconnaître les mêmes droits que les travailleurs restés dans l'entreprise.
Peut-on néanmoins trouver un apport juridique au texte ? Ce sont peut-être les glissements sémantiques, révélateurs des conceptions des partenaires sociaux, qui pourraient le plus inspirer de futures évolutions. Ainsi le choix des emplois éligibles au télétravail est-il proclamé comme une question relevant du « pouvoir de direction », signant le refus du patronat de toute détermination négociée de ces emplois. De même, la mise en œuvre du télétravail en cas de circonstances exceptionnelles relève lui aussi de ce même pouvoir de direction, alors que le Code du travail ne le dit pas directement, évoquant seulement le fait qu'il peut être considéré comme un « aménagement du poste de travail »(C. trav., art. L. 1222-11). La précision pourrait avoir une incidence sur l'appréciation du motif de licenciement en cas de refus d'accepter le télétravail en ce cas. Enfin, en matière d'accidents du travail, l'accord, contrairement aux projets patronaux initiaux, n'appelle plus au changement des règles mais indique qu'elles sont difficiles à mettre en œuvre en pratique, ce qui pourrait être perçu comme un appel aux juges ou au législateur pour les adapter.
On pourra pour le reste regretter que les partenaires sociaux parviennent à dresser la liste des questions compliquées suscitées par le télétravail sans proposer de leur apporter des réponses au niveau national : rôle essentiel qui doit être laissé à la négociation collective et au dialogue social, protection du consentement du salarié, garantie de l'effectivité de l'égalité de traitement à l'égard des télétravailleurs, garantie de la santé et de la sécurité, intégration aux collectifs de travail, protection de la vie privée, équipement adéquat des lieux de travail, etc..
L'accord paraît ainsi loin de répondre aux besoins du moment. La pandémie a permis un développement inédit du télétravail, près d'un français sur trois ayant télétravaillé, dont 58 % du personnel d'encadrement au cours du premier confinement. Les sondages ont montré qu'il a été diversement apprécié, et que la grande majorité des salariés concernés préféraient revenir dans l'entreprise (au moins partiellement) afin de conserver un lien avec le monde professionnel. Les incidences de cette profonde mutation du travail sont ainsi mieux mesurées par les salariés et les entreprises. Le travail devient à ce point dématérialisé qu'il n'exige même plus de lien avec un lieu de travail identifiable. L'évolution est considérable pour le droit du travail, qui s'est initialement constitué autour du « droit ouvrier », c’est-à-dire le droit de ceux qui oeuvrent physiquement sur un lieu de travail, conformément au modèle industriel de l'emploi.
On ne peut pas imaginer que cette révolution du travail puisse se contenter de trois articles du Code du travail explicités par un mode d'emploi évasif proposé par les partenaires sociaux. Les compromis locaux au niveau de l'entreprise ne peuvent sans doute pas répondre aux questions juridiques essentielles qui sont posées : comment s'exerce la subordination à distance, comment sont garantis les droits et libertés fondamentaux et les droits collectifs, comment respecter obligation de sécurité au travail … ?
Il restera enfin à se poser une question encore plus compliquée : faut-il seulement, en dehors du cadre de la pandémie, continuer à encourager le déploiement du télétravail au vu des nombreuses interrogations qu'il suscite ? Les partenaires sociaux, à l'instar sans doute de nos contemporains, ne montrent pas de véritables réserves, évoquant les « bénéfices attendus » du développement de cette forme de travail, pour peu que les entreprises parviennent à maîtriser son déploiement.
Certains commencent pourtant à mettre en question ce postulat : un rapport récent de la Deutsche Bank (Deutsche Bank Research, What we must do to rebuild, nov. 2020, p. 32) considère ainsi que le télétravail ne profite qu'à une minorité de salariés privilégiés qui en tirent avantage, tout en participant moins directement que les autres au fonctionnement de l'économie. Le rapport propose alors de taxer le recours au télétravail afin d'améliorer les conditions de travail de ceux dont les emplois, souvent pénibles, ne peuvent être faits à distance.
Faut-il alors louer les partenaires sociaux de se hâter de retarder la réforme qui était attendue, en attendant que l'expérience nous livre une meilleure compréhension des incidences de cette profonde mutation du travail ?
Pour aller plus loin :
- Accord national interprofessionnel du 19 juillet 2005 relatif au télétravail
- Ministère du travail, Télétravail en période de COVID-19
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