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Troisième prorogation de l’état d’urgence en attendant l’entrée en vigueur de la loi sur la réforme pénale : mais où va-t-on ?
L’état d’urgence devait cesser de s’appliquer le 26 mai. Cependant, il a été prorogé une troisième fois, pour deux mois soit jusqu’au 26 juillet 2016. Cette prorogation, couplée avec l’adoption du projet de loi sur la réforme pénale, soulève diverses interrogations.
L’adoption de la loi n° 2016-629 du 20 mai 2016 prorogeant pour la troisième fois l’application de l’état d’urgence sur notre territoire a soulevé peu d’étonnement ce qui est somme toute assez logique tant elle était annoncée et prévisible.
Annoncée, elle l’avait été par le Premier ministre le 20 avril 2016. Prévisible, elle l’était et ce dès sa première prorogation, parce que l’on voyait mal comment le Gouvernement allait pouvoir se déposséder de l’état d’urgence et de l’ensemble des pouvoirs qu’il confère aux autorités administratives avant un événement majeur tel que le championnat d’Europe de football prévu du 10 juin au 10 juillet 2016 en France. Au même titre, la probabilité d’une troisième prorogation avait augmentée suite à l’abandon du projet de constitutionnalisation de l’état d’urgence le 30 mars dernier.
Comme l’a souligné le ministre de l’intérieur devant les sénateurs le 4 mai, la France va être à l’occasion de cette manifestation sportive d’une « grande visibilité médiatique ». Déjà accusé au lendemain du 13 novembre de ne pas avoir fait le nécessaire après les attentats de janvier 2015 pour assurer la sécurité de ces citoyens, le Gouvernement n’allait sans doute pas se risquer à lever l’état d’urgence à la fin mai alors que la compétition sportive va rassembler plus de 2,5 millions de spectateurs auxquels vont s’ajouter des millions de participants qui vont assister aux retransmissions des matches tant au sein des « fans zones » officielles qu’à différents endroits du territoire à travers des regroupements organisés ou spontanés. Ajoutée à cela, l’organisation du Tour de France du 2 au 24 juillet a fini de convaincre de la nécessité de maintenir le régime d’exception jusqu’au 26 juillet 2016.
Annoncée et prévisible donc, cette nouvelle prorogation témoigne à la fois de l’assentiment et de l’indifférence de l’opinion publique sur le débat encadrant l’état d’urgence. A ce titre, les deux chambres parlementaires peuvent s’enorgueillir de refléter la position de la majorité des citoyens : le Sénat a incarné l’assentiment constant avec une première prorogation adopté par 336 voix (12 abstentions, aucun vote contre), une seconde prorogation par 315 voix (28 contre, 2 abstentions) et une troisième par 309 voix (30 contre, 2 abstentions) ; l’Assemblée nationale quant à elle a exprimé tout d’abord le consensus avec 551 voix approuvant la première prorogation (6 contre, 1 abstention) puis le désintérêt avec seulement 246 votants pour la deuxième prorogation (212 voix pour, 31 contre et 3 abstentions) et 68 suffrages exprimés le 19 mai dernier (46 pour, 20 contre, 2 abstentions).
Pour autant, à chacune de ces étapes, quelques interrogations se sont fait entendre. Elles ont toutefois trouvé peu d’échos et ont vite disparu des débats alors qu’elles auraient mérité d’être approfondies. En effet, il aurait été pertinent de comprendre notamment pourquoi un État choisit de lutter contre une menace terroriste qui « revêt un caractère durable » (Texte de la déclaration de la France adressée au Secrétaire général du Conseil de l’Europe le 24 novembre 2015 en vue de déroger à la Convention européenne des droits de l’homme sur le fondement de l’article 15 de ce texte) par un régime d’exception qui, par nature, se doit d’être temporaire ; pourquoi un État en proie à un péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public (condition de mise en œuvre de l’état d’urgence d’après l’art. 1er de la L. du 3 avr. 1955) maintient l’organisation de manifestations sportives de telle ampleur ; enfin, pourquoi l’état d’urgence est en vigueur depuis six mois désormais alors que dès le 13 janvier, date de la présentation du rapport d’étape de la commission des lois en charge du contrôle de l’application de l’état d’urgence à l’Assemblée nationale, Jean-Jacques Urvoas, président de cette commission à l’époque, notait une forme « d’essoufflement » des mesures adoptées sur le fondement de la loi sur l’état d’urgence (V. les graphiques illustrant cet essoufflement).
Aujourd’hui, certains avancent que la troisième prorogation était nécessaire dans l’attente de la promulgation et de l’adoption des décrets d’application de la loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale, présentée sous le titre de « loi sur la réforme pénale ». Ce texte est peu connu. La discussion autour des 120 articles qui composent la loi – adoptés en moins de quatre mois par les chambres, la procédure accélérée ayant été engagée – a souvent été reléguée au second plan dans l’actualité. Parmi les mesures du texte figurent par exemple l’extension des pouvoirs d’enquête du parquet, la possibilité pour les forces de l’ordre de retenir une personne pour vérification, pendant quatre heures, lorsqu’un contrôle d’identité permet de supposer qu’il existe des raisons sérieuses de penser que le comportement de la personne peut être lié à des activités à caractère terroriste, la mise en place d’un contrôle administratif à l’encontre d’une personne « qui a quitté le territoire national et dont il existe des raisons sérieuses de penser que ce déplacement a pour but de rejoindre un théâtre d’opérations de groupements terroristes dans des conditions susceptibles de la conduire à porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour sur le territoire français (assignation à résidence de la personne pendant un mois avec possibilité d’obligation de pointage) ».
Que nos propos soient bien clairs : nous ne contestons pas la nécessité de lutter contre le terrorisme et d’assurer la sécurité de l’ensemble des citoyens. En revanche il nous semble que l’élargissement des pouvoirs de police administrative est toujours plus problématique tant il implique l’accentuation de la mise à l’écart du juge judiciaire, seul gardien naturel des libertés individuelles selon l’article 66 de la Constitution et que la confusion entre la dangerosité et la culpabilité d’un individu est également renforcée par un ensemble de dispositions. Sauf saisine du Conseil constitutionnel avant la promulgation, ces dispositions adoptées définitivement par le Parlement mercredi 25 mai 2016, vont être incorporées au droit ordinaire. Elles symboliseront alors l’accentuation du déséquilibre dans le rapport sécurité/liberté, en faveur de la première bien entendu, et il sera difficile de ne pas penser que l’accoutumance à l’état d’urgence et à l’esprit même de ces mesures, n’a pas facilité cette nouvelle étape. Aussi, nous voudrions simplement attirer l’attention sur le fait que la normalisation de l’urgence gagne toujours plus de terrain, brouille la perception des concepts les plus élémentaires qui régissent le droit pénal et le droit des libertés, excluant de fait le développement de débats de fond, pourtant hautement indispensable, pour ne pas « perdre la guerre contre le terrorisme » (Selon les termes de François Heisbourg, Comment perdre la guerre contre le terrorisme, Paris, Stock, 2016) et percevoir le devenir de notre société. Nous devrions tous avoir à l’esprit que cette marche en avant sur l’échelle de la sévérité n’est généralement jamais suivie d’un retour en arrière.
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