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Le billet
Un arrêt décoiffant de la chambre sociale
À l’origine de l’arrêt du 23 novembre de la Cour de cassation (n° 21-14.060), une affaire qu’on pourrait considérer comme futile, et dont on peut être surpris qu’elle arrive jusqu’à la Cour de cassation. Une question de coiffure d’un salarié vieille de 17 ans. Les enjeux en sont pourtant particulièrement importants au regard des libertés individuelles des salariés et les arrêts rendus en la matière sont relativement rares.
L’affaire concernait un steward d’Air France, qui était arrivé au travail avec les cheveux tressés et noués en chignon (locks). La compagnie aérienne lui interdit d’embarquer et lui impose ensuite pendant plusieurs années le port d’une perruque. Elle fait valoir que cette coiffure contrevient aux règles qu’elle édicte dans son Manuel des règles de port de l’uniforme, qui impose à ses navigants commerciaux des règles très strictes concernant les habits, la coiffure, les bijoux ou le maquillage. Le salarié est licencié pour inaptitude médicale quelques années plus tard. Il réclame notamment des dommages et intérêts pour « discriminations, harcèlement et déloyauté ». La Cour d’appel de Paris le déboutera de ses demandes par une décision faiblement motivée, qui estimait tout à la fois qu’il était possible de porter des restrictions à la libre apparence des salariés, au nom de la protection de l’image de marque de la société, et que ces restrictions n’étaient pas discriminatoires.
La Cour de cassation casse cette décision, dans un arrêt qui, faute d’être simple, s’avère pédagogique. Son mérite premier est de proposer une qualification des faits, et de déterminer en conséquence les règles destinées à le trancher. Comme on l’a vu, la demande du salarié était pour le moins floue quant au fondement proposé, et la Cour d’appel n’était pas parvenue à démêler (si on ose dire) la question, en associant dans une même appréciation les questions d’atteintes aux libertés de l’article L. 1221-1 du Code du travail et celles des discriminations. Au vu des règles existantes, la qualification prête à hésitation : atteinte aux droits et libertés, discrimination fondée sur le sexe, sur la race, ou sur l’apparence physique, ou harcèlement auraient pu être invoqués. La Cour de cassation opte pour une approche qui paraît plus rigoureuse : elle écarte la qualification d’une atteinte aux libertés (approche que la Cour d’appel semble avoir privilégiée) pour y voir une distinction fondée sur l’apparence physique. L’approche paraît pertinente. La coiffure ou d’autres accessoires corporels (tatouage, piercings) ne relèvent pas seulement d’une liberté individuelle, comme la liberté vestimentaire, qui peut admettre des restrictions si elles sont justifiées et proportionnées au sens de l’article L. 1221-1. Elles sont l’expression de la personnalité et de la vie privée, et méritent en conséquence d’être protégées plus vigoureusement afin de n’admettre que des restrictions pour des raisons objectives contraignantes comme les questions d’hygiène et de sécurité (v. sur le port de la barbe : Soc. 8 juillet 2020, n° 18-23.743). La situation présente appelait d’autant plus à la vigilance que l’apparence faisait une distinction entre les femmes (autorisées à porter des tresses) et les hommes.
La Cour de cassation, pour raffermir la protection de telles libertés, propose une interprétation qui consiste à mêler trois règles différentes : l’article L. 1121-1 (protection des droits et libertés), l’article L. 1132-1 (interdiction des discriminations) et l’article L. 1333-1 (autorisation des distinctions fondées sur une exigence professionnelle essentielle et déterminante). La Cour de cassation induit un principe plus large dont ces trois règles seraient l’expression : « les différences de traitement en raison du sexe doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle véritable et déterminante et être proportionnées au but recherché ».
L’application de cette règle conduit à écarter la justification de l’employeur tirée d’une simple exigence de protection de l’image de marque de l’entreprise. L’employeur avait en effet opéré une discrimination directement fondée sur l’apparence physique en lien avec le sexe en distinguant les coiffures masculines et féminines. Seule une « exigence professionnelle et véritable et déterminante » aurait pu justifier la différence, ce qui ne saurait être le cas d’un argument tiré de la « perception sociale de l’apparence de genres féminins et masculins ». En d’autres termes, une telle distinction imposée dans l’apparence physique entre les hommes et les femmes ne saurait se baser sur la simple invocation de stéréotypes sociaux, par nature très relatifs.
La Cour de cassation fait ainsi preuve de créativité dans l’interprétation des normes, afin d’affermir la protection des libertés individuelles des salariés contre des pratiques d’entreprise trop intrusives, en particulier quand elles conduisent à opérer des distinctions fondées sur les stéréotypes de genre. La solution répond sans doute aux préoccupations contemporaines, qui sont plus attentives à l’expression des identités personnelles et à la lutte contre les discriminations. Nul doute que les pratiques des entreprises en la matière paraîtront dans le futur bien étonnantes, à l’image des clauses de célibat qu’imposaient autrefois les mêmes compagnies aériennes, et la Cour de cassation aura donc contribué, à nouveau, à faire évoluer ces pratiques.
Trois interrogations persistent pourtant à la lecture de l’arrêt.
■ La première résulte de la technique de cassation : la Cour ne s’est prononcée que sur la seule question qui lui est posée, relative à l’interdiction de restrictions portées à l’apparence des personnes opérée de façon discriminatoire. Mais qu’en serait-il d’une distinction qui serait faite de façon plus neutre, en interdisant par exemple aux salariés des deux sexes les nattes, les cheveux longs, les tatouages… ? Le besoin de strictes exigences professionnelles paraîtrait aussi s’imposer. La protection octroyée à l’apparence physique en dehors des discriminations n’apparait au total pas très clairement.
■ La deuxième porte sur les limites qui peuvent être véritablement posées à toute distinction entre les femmes et les hommes en matière d’apparence physique : derrière le critère des exigences « professionnelles véritables et déterminantes », reste-t-il une place pour des distinctions concernant le maquillage, la pilosité, les bijoux… ?
■ La dernière porte sur un aspect que la Cour a soigneusement évité : celui des discriminations raciales. Le salarié (soutenu par SOS Racisme) avait justifié son changement de coiffure par une volonté de renouer avec une identité africaine. La Cour d’appel avait écarté l’allégation de discrimination raciale en faisant valoir que les règles de la compagnie ne distinguaient pas les cheveux lisses et bouclés. Il reste que l’interdiction de nattes pour les hommes ne vise pour l’essentiel qu’une pratique qui se revendique d’une ‘identité africaine’. Et le fait pour la compagnie d’avoir affublé son steward d’une ridicule perruque aux cheveux lisses ne faisait que renforcer les soupçons du salarié. On aurait donc aimé que la Cour de cassation s’intéresse à la question de discriminations indirectes fondées sur la race, afin de mieux protéger les salariés sur ce terrain.
Références :
■ Soc. 8 juillet 2020, n° 18-23.743 P : D. 2020. 1469 ; ibid. 2312, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; AJCT 2021. 45, obs. M. Bahouala ; Dr. soc. 2021. 232, étude J. Mouly ; RDT 2020. 620, obs. L. Willocx ; RTD civ. 2020. 858, obs. A.-M. Leroyer.
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