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Le billet
Un nouveau repli du Conseil constitutionnel dans son rôle de contrepoids
Alors que certaines décisions rendues sur les dispositions de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence avaient déjà pu faire douter du rôle de gardien contre l’arbitraire du Conseil constitutionnel, la décision du 26 mars confirme cette tendance. Cela est regrettable en cette période complexe et tourmentée au cours de laquelle nous assistons à des modifications substantielles dans la distribution des pouvoirs entre les institutions et dans la conception des droits des individus. Il est donc essentiel de croire dans le rôle des contrepoids, robustes et minutieux se souviennent que c’est sur eux que reposent la réalité de l’État de droit et la vivacité de la démocratie. Malheureusement, la décision du Conseil constitutionnel ne peut qu’éroder cette confiance.
Dans la cadre de la gestion de la crise sanitaire qui nous a submergé il y a désormais plusieurs semaines, un projet de loi et un projet de loi organique ont été déposés au Sénat le 18 mars pour faire face à l’épidémie de covid-19. Pour ces deux textes, le Gouvernement a engagé la procédure accélérée.
■ L’objet de la loi organique
Si chacun a en tête l’objet de la loi d’urgence, il est utile de rappeler que la loi organique – elle aussi – d’urgence a été présentée comme nécessaire par le Gouvernement afin de permettre la suspension de certaines dispositions de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. Ces dispositions encadrent dans des délais précis la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité devant les juridictions des ordres administratifs, judiciaires et devant le Conseil constitutionnel. Elles prévoient notamment que l’absence d’examen des questions prioritaires soulevées dans le cadre d’un litige devant le Conseil d’État et la Cour de cassation, dans un délai de trois mois, entraîne le dessaisissement de ces juridictions et la saisine d’office du Conseil constitutionnel. Ce mécanisme est né d’une intention louable – éviter que les QPC ne rallongent de manière excessive des procédures en cours devant les juridictions – mais il s’est retrouvé mis à mal par l’épidémie de covid-19 et l’obligation de confinement qui en a découlé. En effet, les juridictions ne se réunissant plus en formation collégiale, les délais de jugements prévus par le texte ne peuvent pas être respectés.
La loi organique d’urgence se compose donc d’un article unique qui prévoit que le délai de trois mois pour la transmission des questions prioritaires de constitutionnalité par le Conseil d’État et la Cour de cassation ainsi que le délai de trois mois dans lequel le Conseil constitutionnel statue sur une question transmise sont suspendus jusqu’au 30 juin 2020 (n° 2020-365).
■ La procédure de la loi organique
C’est une procédure spécifique organisée à l’article 46 de la Constitution, qui se distingue de la procédure législative ordinaire à plusieurs égards : la procédure de l’article 45 de la Constitution (réunion d’une Commission mixte paritaire) est applicable pour les lois organiques mais, « faute d'accord entre les deux assemblées, le texte ne peut être adopté par l'Assemblée nationale en dernière lecture qu'à la majorité absolue de ses membres. » ; les lois organiques relatives au Sénat doivent impérativement être votées par les deux assemblées, dans les mêmes termes ; les lois organiques ne peuvent être promulguées qu’après déclaration de leur conformité à la Constitution par le Conseil constitutionnel et, point le plus important pour notre billet, « Le projet ou la proposition ne peut, en première lecture, être soumis à la délibération et au vote des assemblées qu'à l'expiration des délais fixés au troisième alinéa de l'article 42. Toutefois, si la procédure accélérée a été engagée dans les conditions prévues à l'article 45, le projet ou la proposition ne peut être soumis à la délibération de la première assemblée saisie avant l'expiration d'un délai de quinze jours après son dépôt. »
■ Le problème de fond et de forme de la loi organique
Le Gouvernement était donc confronté à la deuxième hypothèse : le projet de loi organique déposée au Sénat le 18 mars devait être soumis à la délibération des sénateurs le 2 avril. Invoquant la situation d’urgence sanitaire du pays, le Gouvernement est passé outre ce délai. La loi organique d’urgence a été adoptée le 21 mars. L’inconstitutionnalité de forme était donc manifeste.
Sur le fond, le report des délais est discutable à plusieurs égards. D’une part, si le délai de trois mois pour la transmission d’une QPC par le Conseil d’État ou la Cour de cassation est automatique, le délai de jugement du Conseil sur cette QPC ne l’est pas. Il est en effet invité à trancher la question dans un délai de trois mois mais ce délai n’est pas impératif selon les termes de l’article 23-10 de l’ordonnance n° 58-1067. Le Conseil aurait donc pu allonger ses délais de jugement, en raison des circonstances exceptionnelles que le pays connaît. D’autre part, les juridictions ne siègent peut-être plus, selon les consignes qui ont été données, mais une nouvelle organisation a permis à certaines juridictions de se prononcer sur plusieurs contentieux (on pense immédiatement à plusieurs décisions du Conseil d’État dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, V. Dalloz actu., 1er avr. 2020, obs. M.-C. de Montecler).
Ensuite, et c’est sans doute le point le plus grave, toutes les questions relatives aux droits et aux libertés méritent d’être examinées y compris, voire surtout, dans une période de crise sanitaire. Il n’existe pas de droits ni de libertés « moins » importants que d’autres qui justifierait que des inconstitutionnalités présumées à leur encontre ne soient pas examinées. C’est pourtant ce qu’a exprimé la rapporteure du projet de loi organique, Mme Marie Guévenoux, défendant le texte visant à éviter que le Conseil constitutionnel ne se trouve « menacé d’engorgement par des affaires ne présentant aucun intérêt et que, dans des circonstances normales, les juridictions faîtières auraient refusé de lui soumettre. » excluant ensuite la proposition du député, Jean-Christophe Lagarde, qui proposait d’amender le texte « pour que l’examen des QPC par la Cour de cassation, le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel soit bien suspendu, mais à l’exception de celles concernant le projet de loi [d’urgence]. Il n’est pas imaginable qu’un tel texte, que nous examinons dans des conditions aussi exceptionnelles d’urgence, ne soit pas soumis à un contrôle de constitutionnalité alors même qu’il s’agit de questions majeures de libertés publiques et démocratiques. »
Enfin, à ce stade de la réflexion, si l’on repense à la forme du texte, pourquoi le report des délais était urgent au point de ne pas attendre les quinze jours constitutionnellement prévus ? En quoi une adoption de cette loi organique début avril ne pouvait être envisagée sachant que le Conseil poursuit son activité ?
■ La décision du 26 mars 2020
C’est avec toutes ces questions à l’esprit que nous sommes nombreux à avoir attendu la décision du Conseil constitutionnel, obligatoirement saisi de la loi organique conformément aux articles 46 et 61 de la Constitution, persuadés que le gardien de la Constitution ne laisserait pas passer une telle entorse aux règles de la procédure législative et, double espoir, reprendrait possession de ses compétences en matière de QPC en déclarant le fond de la loi organique inconstitutionnelle.
Las ! Rédigée de manière laconique, la décision n° 2020-799 DC du 26 mars 2020 a déclaré la loi organique d’urgence constitutionnelle. Sur la forme d’une part, parce que « Compte tenu des circonstances particulières de l'espèce, il n'y a pas lieu de juger que cette loi organique a été adoptée en violation des règles de procédure prévues à l'article 46 de la Constitution. ». Sur le fond d’autre part : « Afin de faire face aux conséquences de l'épidémie du virus covid-19 sur le fonctionnement des juridictions, l'article unique de cette loi organique (…) ne remet pas en cause l'exercice de ce recours ni n'interdit qu'il soit statué sur une question prioritaire de constitutionnalité durant cette période. » Le Conseil minimise même l’objet de la loi en soulignant qu’elle « se borne » à suspendre les délais dans le cadre de procédure QPC.
La décision du Conseil constitutionnel laisse donc un goût amer parce qu’elle valide un traitement différencié des droits selon que les questions soulevées sont urgentes ou non et surtout, elle valide une entorse ouverte et affirmée de la Constitution au titre de « circonstances particulières » qui ne manqueront pas d’être de nouveau avancées à l’avenir pour justifier le besoin de nouvelles entorses aux règles. Nous pouvions pourtant espérer, après plus de deux années d’état d’urgence, que le Conseil se montrerait scrupuleux pour que tout le monde comprenne que la Constitution n’est pas un pacte suicide.
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