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Une adaptation du droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels ?
Tel est expressément l’objectif poursuivi par la loi n° 2024-346 du 15 avril 2024 visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels. Avec un titre si prometteur, quelle déception à la lecture de l’unique article 1253 créé dans le Code civil, dont l’objet se limite à consacrer le régime jurisprudentiel de responsabilité du fait des troubles anormaux du voisinage !
Alors que des projets plus (Projet de réforme de la responsabilité civile présentée par le Ministère de la justice le 13 mars 2017) ou moins (Proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile enregistrée à la Présidence du Sénat le 29 juillet 2020, dont l’objectif était précisément de ne conserver que les points de consensus afin d’accélérer l’adoption de la réforme tant attendue) ambitieux de réforme globale du droit de la responsabilité civile ont été présentés depuis plusieurs années, le caractère extrêmement limité de la réforme du 15 avril 2024 est une véritable désillusion. Nous sommes bien loin de l’ambition dont a fait preuve le législateur belge le 1er février 2024 !
Le nouvel article 1253, alinéa 1, du Code civil se cantonne en effet à préciser que « Le propriétaire, le locataire, l’occupant sans titre, le bénéficiaire d’un titre ayant pour objet principal de l’autoriser à occuper ou à exploiter un fonds, le maître d’ouvrage ou celui qui en exerce les pouvoirs qui est à l’origine d’un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage est responsable de plein droit du dommage qui en résulte ».
Un tel régime de responsabilité a, de longue date, été dégagé par la jurisprudence. D’abord conçue comme une déclinaison de la responsabilité du fait personnel, la responsabilité du fait des troubles anormaux du voisinage repose sur un fondement autonome depuis 1986, la Cour de cassation visant depuis lors « le principe suivant lequel nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage » (Civ. 2e, 19 nov. 1986, n° 84-16.379).
Comme le précise le nouvel article 1253 C. civ., il s’agit d’une responsabilité « de plein droit », autrement dit d’un régime de responsabilité objectif : l’absence de faute ne permet pas d’échapper à une condamnation (Civ. 3e, 4 févr. 1971, n° 69-12.528), et l’existence d’une faute ne cause pas nécessairement un trouble anormal du voisinage. Encore faut-il que les juges du fond caractérisent l’anormalité de la nuisance (Civ. 2e, 24 mars 2016, n° 15-13.306).
Le texte adopté n’apporte guère de changements au régime actuel, à l’exception peut-être des personnes susceptibles de voir leur responsabilité engagée sur ce fondement. La formule retenue ne semble plus permette d’inclure les entrepreneurs réalisant des travaux sur un fonds. Rappelons que si, en cas de travaux causant des nuisances, une action n’était traditionnellement admise que contre le maître de l’ouvrage (la responsabilité des entrepreneurs devant être engagée sur le fondement de la responsabilité du fait personnel, supposant la preuve d’une faute), la Cour de cassation avait également permis, à partir de 1998 (Civ. 3e, 30 juin 1998, n° 96-13.039), à la victime d’agir contre l’entrepreneur. La notion de « voisin occasionnel » avait même été, un temps, consacrée (Civ. 3e, 22 juin 2005, n° 03-20.068). Très critiquée par la doctrine, cette dernière avait finalement été abandonnée, la Cour de cassation insistant alors sur la nécessité qu’un rôle causal de l’entrepreneur soit caractérisé (ce qui impliquait qu’en cas de sous-traitance, le sous-traitant engage seul sa responsabilité : Civ. 3e, 21 mai 2008, n° 07-13.769). Ceci a, par la suite, conduit à exclure toute action sur le fondement des troubles anormaux du voisinage en l’absence de lien direct entre les troubles subis et les travaux réalisés (Civ. 3e, 9 févr. 2011, n° 09-71.570 ; Civ. 3e, 28 avr. 2011, nos 10-14.516 et 10-14-517). Les récents projets de réforme de la responsabilité civile retenaient déjà une conception plus stricte de la notion de voisin, visant seulement « le propriétaire, le locataire, le bénéficiaire d’un titre ayant pour objet principal de l’autoriser à occuper ou à exploiter un fonds, le maître d’ouvrage ou celui qui en exerce les pouvoirs » (Proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile, 20 juill. 2020, art. 1249 ; déjà, Projet de réforme de la responsabilité civile, 13 mars 2017, art. 1244).
L’alinéa 2 du nouvel article 1253 n’est guère plus novateur. Il est en effet admis depuis longtemps qu’aucune réparation ne peut être accordée lorsque l’activité causant les nuisances existait déjà avant l’installation de la victime. Initialement posée par l’article L. 112-16 du Code de la construction et de l’habitation (désormais abrogé), une telle limite a été reprise par l’article 1253. Le Code de la construction et de l’habitation exigeait, pour ce faire, que l’activité concernée soit agricole, commerciale, industrielle ou artisanale ; exercée conformément aux réglementations en vigueur ; et qu’elle ne se soit pas aggravée postérieurement à son installation. Plus large, l’article 1253 dispose que « cette responsabilité n’est pas engagée lorsque le trouble anormal provient d’activités, quelle qu’en soit la nature (nous soulignons), existant antérieurement à l’acte transférant la propriété ou octroyant la jouissance du bien ou, à défaut d’acte, à la date d’entrée en possession du bien par la personne lésée. Ces activités doivent être conformes aux lois et aux règlements et s’être poursuivies dans les mêmes conditions ou dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l’origine d'une aggravation du trouble anormal ». Cette extension aux activités de toute nature pose question sur la portée pratique de ce texte, dont la qualité rédactionnelle n’est pas sans critique.
Au regard du peu de changements apportés par la réforme du 15 avril 2024 au droit actuellement en vigueur, il est permis de s’interroger sur l’utilité de son adoption. Le législateur semble malheureusement, encore une fois, ne pas avoir su résister à la pression de lobbies puissants (v. déjà pour le lobby du sport automobile, la « résurrection » de la théorie de l’acceptation des risques sportifs uniquement concernant les dommages matériels par la loi du 12 mars 2012 : A. Cayol, « La théorie de l’acceptation des risques du sport, ressuscitée », LPA 28 juin 2012, n° 129, p. 17). C’est, cette fois, le lobby agricole qui a obtenu satisfaction (v. déjà la loi du 29 janvier 2021 visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises, laquelle avait symboliquement listé les « sons et odeurs caractérisant les espaces naturels » comme composantes du patrimoine commun de la Nation), comme le révèle clairement le renvoi, par l’alinéa 2 de l’article 1253 au nouvel article L. 311-1-1 du Code rural et de la pêche maritime concernant les activités agricoles, également issu de la réforme du 15 avril 2024. Ce texte exclut également toute responsabilité dans le domaine agricole lorsqu’une activité antérieure s’est poursuivie « dans des conditions qui résultent de la mise en conformité de l'exercice de ces activités aux lois et aux règlements ou sans modification substantielle de leur nature ou de leur intensité », l’objectif étant de permettre une évolution considérée comme « normale » de l’activité agricole, laquelle ne sera pas aisée à apprécier par les juges.
In fine, une telle réforme de la responsabilité civile, décevante quant à son ampleur, reflète une nouvelle fois que « la loi n’est que l’expression de la force la plus impérieuse dont elle consacre le succès » (G. Ripert, Les forces créatrices du droit, LGDJ, 1955, n° 27 p 80). Fruit d’une « lutte pour le droit » (R. von Jhering, La lutte pour le droit, Librairie Marescq Aîne, 1890, réédition Dalloz, 2006), elle a ici pour seule vocation d’apporter une solution à des intérêts particuliers.
Références :
■ Civ. 2e, 19 nov. 1986, n° 84-16.379 P
■ Civ. 3e, 4 févr. 1971, n° 69-12.528 P
■ Civ. 2e, 24 mars 2016, n° 15-13.306 : D. 2016. 1779, obs. L. Neyret et N. Reboul-Maupin.
■ Civ. 3e, 30 juin 1998, n° 96-13.039 P : D. 1998. 220 ; RDI 1998. 647, obs. P. Malinvaud et B. Boubli ; ibid. 664, obs. G. Leguay et P. Dubois ; RTD civ. 1999. 114, obs. P. Jourdain.
■ Civ. 3e, 22 juin 2005, n° 03-20.068 P : D. 2006. 40, note J.-P. Karila ; AJDI 2005. 858 ; RDI 2005. 330, obs. E. Gavin-Millan-Oosterlynck ; ibid. 339 et les obs. ; ibid. 2006. 251, étude P. Malinvaud ; RTD civ. 2005. 788, obs. P. Jourdain.
■ Civ. 3e, 21 mai 2008, n° 07-13.769 P : D. 2008. 1550, obs. S. Bigot de la Touanne ; ibid. 2458, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; ibid. 2894, obs. P. Brun et P. Jourdain ; RDI 2008. 345, obs. P. Malinvaud ; ibid. 546, obs. E. Gavin-Millan-Oosterlynck ; RTD civ. 2008. 496, obs. P. Jourdain.
■ Civ. 3e, 9 févr. 2011, n° 09-71.570 P : D. 2011. 2298, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; RDI 2011. 227, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2011. 361, obs. P. Jourdain.
■ Civ. 3e, 28 avr. 2011, nos 10-14.516 et 10-14-517 P : D. 2011. 1282 ; ibid. 2607, point de vue N. Reboul-Maupin ; RDI 2011. 402, obs. P. Malinvaud.
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