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[ 11 mai 2020 ] Imprimer

Une crise peut en cacher une autre

Quels liens pourraient être établis entre les crises sanitaire et économique découlant du covid-19 et les compétences de l’Union européenne ? Il semble en effet que les citoyens redécouvrent les vertus de leur État, exprimant à son égard des attentes fortes. L’Union européenne apparaît plus en retrait aux yeux de chacun, bien que les institutions soient extrêmement actives dans le domaine économique et de la finance principalement, en lien avec la Banque centrale européenne (BCE), mais également dans le contrôle du marché intérieur et de l’espace Schengen. Des décisions ont été prises afin de prévenir au mieux la crise économique, même si elle donne lieu parfois à des échanges moins diplomatiques entre représentants des Etats membres sur les décisions à prendre, comme entre l’Italie et les Pays-Bas. Chacun est dans son rôle, mettant en œuvre ses compétences.

Cette crise est identifiée, traitée, mais derrière elle exceptionnelle peut se cacher des crises moins visibles, faites de détails parfois plus sournois et qui doivent prêter tout autant attention en lien les compétences de l’Union. Ainsi en est-il de la décision prise par la Cour constitutionnelle allemande rendue le 5 mai 2020 relative au programme d’achat de dette d’État initié par la BCE en 2015. La plainte est fondée sur la compétence de la BCE à adopter ce type de programme de financement. Elle est rejetée, mais cette décision est la prémisse d’une crise, dont les conséquences ne peuvent être mesurées et pas uniquement au regard de la crise sanitaire actuelle. En effet, la Cour constitutionnelle ne se contente pas de rejeter le recours, elle exige dans le même temps que la BCE justifie sa décision de rachat de dette au regard des missions qui lui sont attribuées, et plus précisément par rapport à la stabilité des prix dans la zone euro. À défaut de justification dans les trois mois, la Bundesbank devra se retirer de ce programme et revendre les actifs qu’elle détient dans ce cadre. 

Cette décision juridictionnelle appelle plusieurs remarques :

- la première est économique et financière. Cette décision fragilise la lutte immédiate contre la crise, au moment même où les États et l’Union européenne sont à la recherche de liquidités sur les marchés financiers pour couvrir les dépenses et la relance économique. La levée de fonds est possible uniquement parce que les banques et investisseurs, y compris étrangers, acceptent de les prêter. En effet, les montants demandés exigent en contrepartie une confiance que seule la BCE a été en mesure d’apporter pour certains États européens depuis plusieurs années. Cette décision pourrait paradoxalement relancer la possibilité d’émission d’obligations européennes sur les marchés financiers, qui ne nécessitent pas l’intervention des banques centrales nationales

- la seconde est juridique dès lors la Cour constitutionnelle allemande entre, une nouvelle fois, dans une confrontation assumée avec la Cour de justice de l’Union européenne. En effet, la Cour constitutionnelle allemande désavoue partiellement les juges du plateau de Kirchberg qui s’étaient eux-mêmes prononcés sur la validité de ce programme. Ce n’est pas la première fois que des désaccords marqués existent entre les deux juridictions. En lien avec la BCE, il y a eu un contentieux sur les opérations monétaires sur titres (OMT), les juges de Karlsruhe ayant tempéré leur position pour suivre le renvoi préjudiciel de la Cour de justice. De même, la protection de la dignité humaine, dans la mise en œuvre du mandat d’arrêt européen, avait donné lieu à des positions difficilement conciliables par une décision de la Cour constitutionnelle allemande du 15 décembre 2015 et celle de la Cour de justice le 5 avril 2016 (Cour de justice, 5 avr. 2016, Pal Aranyosi et Robert Caldararu, C-404/15 et C-659/15 PPU). L’effort avait été réalisé cette fois par la Cour de justice. Dans ces deux dernières hypothèses, la passe d’armes a été réelle, mais sans incidences juridiques. Cette fois, la situation est différente, étant donné que la Cour allemande refuse la position de la Cour de justice, portant directement atteinte à l’ordre juridique de l’Union, essentiellement au principe de primauté et au mécanisme du renvoi préjudiciel. La crise est ainsi majeure, d’autant plus que cette position est celle d’une juridiction d’un État membre fondateur. Sur le fond, cette décision dépasse la seule question de l’intervention de la BCE, puisque cette remise en cause de la primauté s’étend possiblement à toutes les politiques et normes de l’Union.

- la troisième est institutionnelle, mais aussi politique, par la fragilisation des valeurs européennes qu’elle induit. La Cour constitutionnelle allemande répond indubitablement à une crainte d’une population allemande vieillissante, dont l’épargne constitue une préoccupation majeure pour vivre. L’Allemagne se trouve dans une situation très différente démographiquement des États membres du sud de l’Europe notamment. Cependant, par cette décision, la Cour privilégie une dimension nationale, écartant une position de conciliation au détriment d’une solidarité européenne. Elle donne un signal négatif alors même que des États membres, Hongrie et Pologne en tête, portent des coups de boutoir à l’État de droit. Cette décision est une expression des difficiles coopération et solidarité européennes, qui fait écho à la crise des migrants en Grèce ces dernières semaines.

- la quatrième remarque est enfin plus symbolique. La BCE est indépendante en matière de politique monétaire conformément aux conditions imposées par l’Allemagne au moment des négociations du Traité de Maastricht. Cette indépendance n’exonère pas d’un contrôle juridictionnel les décisions, mais par les juridictions compétentes, ici la seule CJUE, ce qui est un gage de l’indépendance et du respect de l’État de droit. 

Cette décision renvoie une nouvelle fois aux questions du degré d’intégration européenne souhaitée par les citoyens européens et de la mutualisation des protections pour faire face aux risques économiques et sociaux assumés au niveau de l’Union. Sur le fond, il s’agit de débats de même nature que ceux traversant un État fédéral, témoignant de la réalité de la construction accomplie, mais également de tensions sur la répartition et la régulation des compétences. Si le débat est justifié, il est peu souhaitable que celui-ci se déroule uniquement sous un aspect contentieux, confisqué au niveau national impliquant un prisme contestable. 

 

Auteur :Vincent Bouhier


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