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Vidéosurveillance des salariés : quelles limites ?
Face à des vols ou détournements de biens dans l'entreprise, l'employeur est-il libre de produire n'importe quel élément de preuve ? Certains pourraient y être favorables, au nom de la protection d'intérêts légitimes de l'entreprise. Mais il existe bien des raisons pour encadrer de manière stricte une telle manière de faire : le risque, loin d'être théorique d'une société de surveillance généralisée, à l'insu des personnes, requiert de cantonner dans de strictes limites les preuves produites à l'insu des justiciables.
La question est ancienne, mais elle s'est renouvelée avec le perfectionnement des technologies de l'information et de la communication, qui permet à l'employeur de surveiller à distance et en permanence le moindre des faits et gestes de ses salariés, même en dehors de son travail. La Cour de cassation, dès 1991, avait dégagé le principe essentiel qui guide jusqu'à aujourd'hui les juges concernant la vidéosurveillance dans l'entreprise : la protection de la vie privée exige que tout enregistrement, d'images ou de paroles à l'insu des salariés constitue un mode de preuve illicite, et donc irrecevable (Soc. 20 nov. 1991, n° 88-43.120). Toute vidéosurveillance des salariés exige dès lors à la fois l'information du salarié, la déclaration du dispositif à la CNIL, et l'information du comité social et économique.
Cette protection avait déjà connu un certain nombre de limites (notamment lorsque l'employeur ne surveille pas directement les salariés, mais les locaux ou les clients de l'entreprise (Soc. 31 janv. 2001, n° 98-44.290 ; Soc. 26 juin 2013, n° 12-16.564), mais la Cour de cassation était demeurée ferme sur le terrain de la loyauté de la preuve.
La question se posait du sort de cette jurisprudence, à la suite de l'évolution connue en matière de production de preuves tirées de propos tenus par le salarié sur les réseaux sociaux (Soc. 30 sept. 2020, n° 19-12.058) ou de l'exploitation des adresses IP visitées par le salarié (Soc. 25 nov. 2020, n° 17-19.523). Dans les deux cas, la Cour de cassation, au nom du droit à la preuve de l'employeur, avait admis la production d'éléments de preuve portant atteinte à la vie personnelle du salarié, dès lors qu'elle est indispensable à l'exercice de ce droit et proportionnée au but poursuivi, quand bien même les informations auraient été obtenues à l'insu du salarié et sans avoir respecté l'obligation déclarative à la CNIL. Cette jurisprudence prenait appui sur d'importantes décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme qui avait également exigé la protection du droit à la preuve, susceptible de se combiner avec le droit au respect de la vie privée, devenu moins exclusif que naguère (CEDH 5 sept. 2017, Bărbulescu c/ Roumanie, n° 61496/08).
L'arrêt de la chambre sociale du 10 novembre 2021 (n° 20-12.263) prolonge cette évolution dans le domaine de la vidéosurveillance des salariés. L'affaire concernait une pharmacie à Mayotte, qui avait installé un dispositif de surveillance, sans avoir informé le CSE ni déclaré à la CNIL le dispositif, qui fut utilisé afin de prouver qu'une salariée avait commis des irrégularités en caisse. La décision des juges du fond qui avait admis la recevabilité de ces preuves est cassée par la Cour de cassation, qui corrige sa jurisprudence antérieure sur deux questions.
L'affaire pouvait d'abord soulever un doute quant au caractère licite du procédé, sa finalité n'étant, aux dires de l'employeur, pas la surveillance des salariés, mais celle des clients. La Cour apporte une précision importante : la finalité ne peut être appréciée au seul vu de l'intention de l'employeur, mais de la manière dont les procédés de surveillance sont utilisés. L'employeur utilisait ici régulièrement les images de vidéosurveillance pour observer les salariés. Dès lors, il lui revenait d'en informer aussi bien les représentants du personnel que les salariés, en leur faisant connaître la finalité de ces dispositifs, et les modalités de l'accès aux données recueillies.
La Cour se penche ensuite sur le régime des preuves recueillies. Malgré leur caractère illicite l'employeur ne se voit pas complètement privé de leur production en justice. Le droit à la preuve lui permet désormais de s'en prévaloir « à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».
Cette décision, inspirée des décisions de la Cour européenne des droits de l'homme, prolonge donc celles précédemment rendues sur le terrain de la collecte ou de l'accès à des données personnelles du salarié. La Cour ne dit pas, en l'espèce, que l'atteinte était justifiée et proportionnée : cela devra être apprécié par la cour de renvoi. La question se posera donc de la manière dont le principe de proportionnalité trouvera à s'appliquer.
La période récente connaît d'importants débats, initiés par la Cour de cassation elle-même sur les règles qui doivent encadrer le raisonnement du juge face à l'application de ce principe. L'importance des enjeux suscités par la surveillance justifierait que la Cour de cassation enserre dans de strictes limites les atteintes au principe de la loyauté de la preuve, et qu'elle encadre les raisonnements des juges, afin d'éviter tout risque d'arbitraire. Le risque est en effet que le droit à la preuve finisse par prendre le pas sur la protection de la vie privée, dès lors que la déloyauté n'est plus érigée en condition de la recevabilité des preuves.
Afin d'encadrer l'exercice du contrôle de proportionnalité, la Cour pourrait trouver à s'inspirer de la Cour européenne des droits de l’Homme. Dans l'arrêt Barbalescu (prec., n° 121), celle-ci a présenté une méthode originale de l'exercice de la mise en balance des droits en proposant un certain nombre de questions concrètes que doivent se poser les juges. Cette manière, très concrète, de contrôler le raisonnement des juges, n'est-elle pas à transposer dans le contexte du droit français, afin de garantir un équilibre des droits satisfaisant ?
Pour aller plus loin :
■ Cour de cassation, Rapport du groupe de travail sur le contrôle de conventionnalité
■ Ch. Arens, Le contrôle de proportionnalité, Revue justice actualités (ENM) , n° 24
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