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[ 9 novembre 2020 ] Imprimer

Vote de la loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire dans un confusionnisme inquiétant au regard de l’équilibre des pouvoirs

A force d’urgence, sécuritaire et sanitaire, le Gouvernement exploite pleinement les subtilités de la rationalisation, pensée par les Constituants de 1958, afin de dépasser les oppositions et faire taire l’expression démocratique. Les débats parlementaires autour du vote de la loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire en sont une triste illustration.

Le projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire a été déposé à l’Assemblée nationale le 21 octobre. Le Gouvernement a engagé la procédure accélérée se laissant ainsi la possibilité de réunir une commission mixte paritaire après une seule lecture (dans les conditions fixées à l’article 45, al. 2 Const. 58). L’article 1er du projet de loi proroge l’état d’exception jusqu’au 16 février 2021 tandis qu’une des dispositions de l’article 2 prolonge le délai pendant lequel le Premier ministre peut organiser la sortie dudit état, en en fixant le terme au 1er avril 2021 Il modifie ainsi le I de l’article 1er de la loi n° 2020-856 du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire.

Après une première lecture et la réunion d’une commission mixte paritaire qui a débouché sur un désaccord, le texte est revenu devant les députés. Lors de la deuxième séance publique du 3 novembre, deux amendements à l’article 1er du texte ont été discutés : l’amendement n° 155, proposé par deux députées Les Républicains, vise à réduire la durée d’application de l’état d’urgence sanitaire au 14 décembre 2020 et l’amendement n° 114, proposé par des députés du Groupe Libertés et Territoires, soumet la prorogation du confinement – décrété le 29 octobre 2020 – à un vote du Parlement (cet amendement reprend l’amendement n° 84 présenté au Sénat qui avait inséré une disposition en ce sens en créant un art. I bis à l’art. 1er du texte de loi. Il a été adopté à l’unanimité). Leur adoption a surpris dans les rangs de l’Assemblée nationale car la commission et Brigitte Bourguignon, la ministre déléguée auprès du ministre des solidarités et de la santé avaient donné un avis défavorable. Cependant, le faible nombre de députés de la majorité présents à cette séance publique n’aura pas permis de les rejeter.

Une suspension de séance plus tard, Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé, a rejoint l'hémicycle et a demandé une réserve de vote sur les amendements et les articles du texte en application de l’article 96 du règlement de l’Assemblée nationale. Cela lui permet de laisser la discussion se poursuivre et de demander un seul vote sur le texte, au moment où il le jugera opportun. Cet article du règlement offre au ministre la possibilité de demander un vote bloqué sur la base de l’article 44, alinéa 3de la Constitution de 1958. Il peut soumettre au vote des députés « tout ou partie du texte en discussion en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés » par lui, s’assurant ainsi de faire primer la volonté du Gouvernement au moment où suffisamment de députés de la majorité seront présents pour soutenir le texte. 

Le texte a finalement été adopté lors de la séance du 4 novembre au cours de laquelle les députés LREM étaient bien plus nombreux que la veille. Le ministre des solidarités et de la santé n’étant pas présent, la position gouvernementale était défendue par Brigitte Bourguignon. Elle n’a pas fait usage du vote bloqué mais a demandé une seconde délibération sur l’article 1er du texte en vertu de l’article 101 du règlement de l’Assemblée nationale. La seconde délibération permet de revenir sur les votes exprimés au cours de l’examen d’un ou plusieurs articles. Elle intervient après l’examen du dernier article du texte et avant le vote sur l’ensemble. Par cette demande, la ministre déléguée a souhaité modifier l’article 1er du texte de loi tel que voté la veille et plus précisément, faire supprimer les deux amendements votés afin de rétablir la date du 16 février 2021 pour la fin de l’état d’urgence sanitaire et supprimer l’obligation pour le Gouvernement d’obtenir un vote du Parlement pour proroger le confinement. Sans surprise cette fois-ci, la ministre a pu imposer le point de vue du Gouvernement avec le soutien des députés de la majorité. Le texte de loi a été adopté avec 272 voix pour et 108 contre.

La navette se poursuivant, le Sénat s’est prononcé sur le texte le 5 novembre. Les sénateurs ont modifié, à leur tour, la date de la fin de l’état d’urgence, en la ramenant au 31 janvier 2021, et ont réintroduit l’article I bis pour que la prorogation du confinement soit autorisée par un vote des parlementaires. Le texte est revenu à l’Assemblée nationale qui s’est réunie en séance publique le 7 novembre pour une lecture définitive du texte (conformément à l’art. 45, al. 4 Const. 58). Sur les 192 suffrages exprimés, 154 ont voté pour le texte, 38 contre. Les parlementaires de l’opposition ont saisi le Conseil constitutionnel quelques heures après le scrutin. Une décision devrait être rendue sous huit jours.

Cette chronique de la vie parlementaire pourrait paraître anecdotique puisqu’il était prévisible que le poids numérique de la majorité à l’Assemblée nationale permette au Gouvernement d’obtenir un texte octroyant des pouvoirs d’exception pendant plusieurs mois. Néanmoins, elle reste instructive sur le plan du droit constitutionnel à plusieurs égards

Tout d’abord, elle rappelle, une nouvelle fois, combien les mécanismes de rationalisation pensés en 1958 pour restaurer la force du pouvoir exécutif voient leur efficacité décuplée grâce au fait majoritaire et servent encore parfaitement leur objectif soixante ans plus tard. 

Ensuite, et par conséquent, elle souligne l’importance cruciale des poids et contrepoids dans une démocratie. Les débats au sein des assemblées sont essentiels pour freiner le Gouvernement dans son objectif et l’amener, dans l’idéal, à prendre en considération les avis opposés au sien en vue de la meilleure décision possible, notamment en cette période. 

C’est pourquoi, enfinles propos du ministre des solidarités et de la santé mardi 3 novembre ne peuvent être tolérés. Lorsqu’il dresse un panorama de la situation dans les hôpitaux et poursuit en hurlant « Si vous ne voulez pas l’entendre, sortez d’ici ! La voilà, la réalité de nos hôpitaux ! Vous êtes en train de débattre, alors que nos soignants se battent pour sauver des vies de cette manière-là dans nos hôpitaux ! », il instrumentalise la crise sanitaire et oublie que le rôle premier du Parlement est de débattre, justement. 

En conclusion, nous ne pouvons être que dubitatif face au déni de séparation des pouvoirs en période de criseAccuser les députés d’être des irresponsables, de ne pas soutenir les soignants et leur refuser le pouvoir de discuter le bien-fondé du maintien de l’état d’urgence est une profonde méconnaissance de la fonction même des parlementaires (Const. 58, art. 24et de la théorie même des états d’exception. Si elle autorise en effet un bouleversement des pouvoirs, c’est sur une période temporelle la plus courte possible et sans interdire, au contraire, l’association des parlementaires à la discussion sur les futures étapes dans la gestion de la crise.

 

Auteur :Karine Roudier


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