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Le cas du mois

À la vie à la mort

[ 27 avril 2021 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

À la vie à la mort

À la fin des années 80, la mère de Désiré se vit rapporter un terrible drame familial. Survenue trois ans avant sa naissance, cette tragédie continue de la hanter... 

Alors qu’elle se rendait au local à poubelles situé à deux pas de la maison familiale, la sœur aînée de sa mère, Aimée, qu’elle n’aura jamais connue étant née trois ans plus tard, ne revint jamais de cette brève et banale expédition… 

Ses parents avaient alors prévenu la gendarmerie de la disparition de leur fille. En vain. Un juge par la suite saisi avait ouvert une information judiciaire qui, faute d’éléments suffisants, fut laissée sans suite. 

Après qu’un nouveau juge eut repris l’affaire, ce dernier requit des informations complémentaires qui, sans permettre de retrouver la disparue, présumée enlevée, eut au moins le mérite d’interrompre le cours de la prescription et de permettre à la mère de Désiré, près de trente ans après les faits, de saisir une commission spécialisée pour obtenir réparation de son préjudice moral. Les premiers juges avaient d’ailleurs accueilli son action. 

Mais malheureusement pour elle, la commission appelée en indemnisation de son préjudice décida de porter l’affaire en cassation, estimant que le temps écoulé associé au fait que la mère de Désiré n’avait jamais connu la victime directe de l’infraction rendait son préjudice inexistant et donc irréparable. 

Déjà endeuillée, la mère de Désiré, terriblement attristée par l’issue du recours exercé, vient interroger son fils sur les chances de succès de l’auteur de ce pourvoi. 

Ce dernier se montra rassurant. « Ne t’inquiète pas, maman, tu n’es pas sans armes. Je viens de lire sur un site connu et reconnu des observations sur un arrêt expliquant que la perte d’un grand-parent par un enfant non encore né au moment de son décès pouvait obtenir réparation de son préjudice moral car les juges considèrent, même dans ce cas, que la victime souffre de ne jamais avoir connu le membre de leur famille qui est mort. Tu vois, ça va dans ton sens, d’autant plus que toi, il s’agit de ta sœur, dont la perte est encore plus douloureuse que celle d’un grand-parent », argumenta encore Désiré. 

« T’es sûr de toi, mon fils ? », l’interrogea sa mère.

« On ne peut jamais être sûr de rien », concéda Désiré mais, ajoutant un nouvel adage pour renforcer son entreprise de persuasion, « qui ne tente rien n’a rien ! », lui dit-t-il d’un air entendu. « Avec Adhémar, on va regarder ça de plus près et d’ici quelques jours, promis, on reviendra vers toi avec, je n’en doute pas, des nouvelles encourageantes ».

Désiré a-t-il, selon vous, raison d’être aussi optimiste ?

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Sélection des faits : Alors qu’elle se rendait un soir dans le local à poubelles, la sœur de la mère de Désiré disparut. Présumée victime d’un enlèvement, la justice s’était saisie de cette affaire, sans succès. Quelques décennies plus tard, la mère de Désiré, née trois ans après les faits, a saisi une commission d’indemnisation spécialisée pour demander réparation de son préjudice moral. Après que les juges du fond ont accueilli sa demande, la commission a formé un pourvoi devant la Cour de cassation.

Qualification des faits : Une enquête avait été ouverte à propos d’une enfant présumée victime d’un enlèvement, avant de faire l’objet d’une ordonnance de non-lieu. La prescription n’ayant pas été acquise du fait d’un supplément d’information ultérieurement ordonné, la sœur de la disparue, née trois ans après les faits, a saisi en qualité de victime par ricochet la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI) pour demander réparation de son préjudice moral (C. proc. pén., art. 706-3). Sa demande ayant été accueillie en appel, la CIVI forma un pourvoi en cassation.

Problème de droit : Le préjudice moral résultant de la disparition d’un proche parent que l’on a jamais connu faute d’être né ni même conçu au moment des faits est-il réparable sur le fondement de l’article 706-3 du Code de procédure pénale ?

Solution : En droit, il est désormais acquis qu’en application de l’adage infans conceptus, l’enfant simplement conçu au moment de la survenance du fait générateur ayant entraîné la mort de la victime directe peut demander réparation de son préjudice. La jurisprudence l’ayant admis (Civ. 2e, 14 déc. 2017, n° 16-26.687 : DAE 12 janv. 2018 ; V. pour une dernière illustration, Civ. 2e, 11 févr. 2021, n° 19. 23.525 : DAE 12 mars 2021, note Merryl Hervieu) a ainsi créé un nouveau chef de préjudice : le préjudice d’affection lié à l’impossibilité de pouvoir nouer des liens avec un parent proche (père ou mère, grands-parents, V. Civ. 2e, 11 févr. 2021, préc.). Ce préjudice est objectif et présumé pour permettre à toutes les victimes concernées de pouvoir s’en prévaloir sans avoir à démontrer la probabilité de l’existence de liens affectifs qu’auraient pu entretenir les personnes concernées.

En outre, procédant par extension, une jurisprudence récente laissait entrevoir la possibilité, pour les enfants non conçus lors de la survenance du fait générateur, de bénéficier d’une même créance de réparation (Crim. 10 nov. 2020, n° 19-87.136 ; Civ. 2e, 11 févr. 2021, préc.). Dans le prolongement de la jurisprudence initiée en 1997, la solution semblant se dégager de ces arrêts pouvait être justifiée par l’idée, indiscutable en fait, que l’enfant non conçu et né postérieurement au décès de la victime directe est, au même titre que celui seulement conçu au moment des faits, également privé de la chance de connaître le parent défunt ou disparu à la suite de la commission d’une infraction et qu’il souffre pareillement de son absence définitive.

Cependant, dans deux arrêts rendus à la suite d’un litige né de circonstances quasiment identiques à celles ici relatées (Civ. 2e, 11 mars 2021, n° 19-17.384 et n° 19-17.385), la Cour de cassation a marqué un net coup d’arrêt à cette extension prétorienne en affirmant qu’« en l’absence de lien de causalité entre le fait dommageable et le préjudice allégué, la demande de provision formée par (la victime par ricochet) doit être rejetée ». On doit donc en conclure qu’il faut au moins avoir été conçu pour pouvoir prétendre à une réparation au titre du préjudice moral. Cette limite s’explique par l’absence, dans une telle hypothèse, de lien de causalité entre le préjudice moral invoqué par la victime indirecte et la disparition de la victime directe : « En statuant ainsi, alors qu’il résultait de ses constatations que Mme N… avait été conçue après la disparition de sa sœur, de sorte qu’il n’existait pas de lien de causalité entre cette disparition non élucidée et le préjudice invoqué, la cour d’appel a violé les textes susvisés » (Civ. 2e, 11 mars 2021, 1re esp., préc., pt 7). Ceci confirme que le recours à l’adage infans conceptus est indispensable pour admettre l’existence du lien de causalité entre le fait générateur et le préjudice moral allégué, et donc nécessaire pour admettre le bien-fondé de la créance de réparation. En appréciant ainsi le lien de causalité en vertu de l’adage infans conceptus, on empêche des événements nouveaux et postérieurs au fait générateur (comme la naissance) de s’interposer entre ce fait générateur et le préjudice allégué, ce qui permet de respecter l’exigence du caractère direct et certain du lien de causalité.

En l’espèce, le recours à l’adage infans conceptus, permettant de conférer rétroactivement un droit d’agir à un enfant simplement conçu au moment du fait générateur, est inopérant, la mère de Désiré n’ayant pas été conçue au moment de l’enlèvement présumé de sa sœur. En revanche, au vu des arrêts ultérieurs se prononçant dans le même sens mais sans recourir à cet adage, le fait qu’elle n’était ni née ni même conçue au moment de son décès aurait pu ne pas être un obstacle à son indemnisation. Cependant, si l’on s’en tient aux deux derniers arrêts rendus sur le sujet, est confirmée la règle selon laquelle seuls les enfants conçus lors de la survenance du fait générateur peuvent bénéficier d’une créance de réparation au titre d’un préjudice moral.

En conclusion, Désiré a donc bien fait preuve d’un excès d’optimisme. Faute d’avoir été conçue au jour de l’enlèvement de sa sœur, sa mère ne verrait très probablement pas aboutir sa demande en réparation formée auprès de la CIVI.

Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz

 

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