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Le cas du mois
Droit de la famille
Comment tu t’appelles ?
Ils avaient toujours voulu l'appeler Leo. Eugénie et Ferdinand, un jeune couple d'amis des cousins, étaient certains de vouloir donner ce prénom à leur enfant.
Dès les premiers mois de leur relation, lorsqu’ils évoquaient les prénoms de leurs futurs enfants, Leo figurait en premier choix sur la liste qu’ils s’étaient amusés à établir. Alors, lorsqu’ils apprirent qu’ils attendaient un garçon, ce prénom s’est imposé avec la force de l’évidence. Le couple avait même anticipé d’inscrire le prénom Leo sur la porte de la chambre qu’ils préparaient pour l’arrivée du bébé. Pourtant, sitôt après lui avoir donné naissance, Eugénie fut saisie d'un doute. N'allait-elle pas regretter de ne pas transmettre à son fils le prénom de son père adoré, Emile, décédé par accident quelques jours avant son accouchement ? Il est vrai qu'à l'annonce de son décès, Eugénie, dévastée à l'idée que son fils ne puisse jamais connaître son grand-père, voulut au moins lui donner son prénom. Ayant souffert depuis l'enfance et surtout durant son adolescence de porter un prénom ancien, Ferdinand fit part à Eugénie de ses réserves sur le choix du prénom Émile, bien qu'il en comprît la dimension affective. Mais il trouvait Leo beaucoup plus moderne et depuis le temps qu'ils avaient choisi ce prénom, il ne pouvait admettre l’idée que son fils puisse se prénommer autrement. Eugénie finit par se ranger à la décision de Ferdinand, et consentit à se conformer à leur choix initial de prénommer leur fils Leo, Emile étant donné en deuxième prénom de l’enfant. Très vite pourtant, Eugénie regretta sa décision. La perte de son père l’ayant plongée dans une grave dépression, donner à son fils le prénom qu’il portait lui semblait être le seul moyen de remédier à sa peine, la seule façon qu’elle avait trouvée de trouver un peu de réconfort. Après s’être aperçus de l’importance, même disproportionnée, que le prénom Emile revêtait pour Eugénie, Ferdinand, ainsi que l’ensemble de la famille, ont pris pour habitude d'appeler Leo... Emile ! Et force est de constater que depuis que l’habitude a été prise d’appeler l’enfant par son deuxième prénom, Eugénie a retrouvé le sourire. Avec Ferdinand, ils ont alors décidé de demander le changement de prénom de leur fils à la mairie, mais au regard du très jeune âge de leur fils, l’officier d’état civil s’y est nettement opposé. S’agissant d’un nouveau-né, le procureur de la République trouva également leur demande prématurée et refusa de faire droit à leur requête. Particulièrement déçu, le couple fut en outre étonné d’un tel refus. Après s’être renseignés sur Internet, ils avaient en effet appris que l’usage habituel de son deuxième prénom compte parmi les motifs les plus courants pour obtenir, généralement avec succès, son inversion avec le premier. Sans donc comprendre les raisons exactes du rejet de leur requête, ils avaient, malgré tout, fini par accepter ce statu quo. Mais à force d’observer tout le monde, conformément à leurs vœux, appeler leur fils Emile, Eugénie et Ferdinand ont pris conscience de l’absurdité de la situation. Il fallait impérativement mettre en conformité le fait et le droit ! Ils se sont donc résolus, un an après leur dernière requête, à assigner le procureur de la République en justice pour tenter à nouveau d’obtenir le changement officiel du prénom. Ayant mis tous leurs espoirs dans l’engagement de cette nouvelle procédure, l’attente de la décision du juge leur parut interminable… Et malheureusement, presque deux ans après la date de leur assignation, ils apprirent que le juge aux affaires familiales avait, lui aussi, rejeté leur demande. Découragé par ces échecs successifs, le couple hésite désormais à poursuivre leur démarche de changement de prénom. Le temps d’interjeter appel, Leo aura déjà quatre ans, et ils se disent qu’il serait sans doute plus simple et raisonnable de s’accommoder de cette situation. Leo aurait ainsi une sorte de prénom d’usage, indépendant de son prénom juridique. Les cousins, quant à eux, ne sont pas du tout de cet avis. Après avoir relu attentivement leur cours de droit de la famille, ils se sont rappelés qu’un changement de prénom s’obtenait désormais très facilement. C’est pourquoi ils ne cessent d’inciter leur couple d’amis à poursuivre, malgré leur lassitude, la procédure qu’ils ont engagée. « Ça va finir par marcher ! Rien de plus simple, aujourd’hui, que d’obtenir le changement de son prénom. D’autant plus que votre demande, au fond motivée par des raisons familiales, est parfaitement légitime. Vouloir donner à son fils le prénom de son défunt grand-père, quel juge pourrait rester insensible à cet argument ? Et puis franchement, depuis le temps que votre fils se fait appeler Emile, on en oublierait presque qu’en vrai, il s’appelle Leo ! », constate Désiré sur un ton amusé. « Depuis le temps, depuis le temps … Il a à peine trois ans ! », tempère Adhémar pour ne pas donner de faux espoirs au couple.
Entre la confiance de l’un et le défaitisme de l’autre, Ferdinand et Eugénie se sentent un peu perdus. S’ils ont naturellement conscience du très jeune âge de leur fils, l’usage de son deuxième prénom est devenu si habituel que maintenir le premier à tout prix leur semble dénué de bon sens. Ils en appellent alors à vous dans l’espoir d’y voir plus clair.
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■ Sélection des faits : Depuis sa naissance, Leo, âgé de trois ans, se fait appeler Emile, son deuxième prénom à l’état civil. Quinze jours après sa naissance, ses parents ont souhaité obtenir l’inversion de l’ordre de ces prénoms à l’état civil ; en vain, l’ensemble des autorités saisies ayant refusé d’accéder à leur demande. Ils souhaitent aujourd’hui faire appel de la dernière décision de justice les ayant déboutés.
■ Qualification des faits : Les parents d’un enfant en bas âge ont souhaité obtenir la substitution du premier prénom de l’enfant par le second, qui leur sert à désigner leur fils depuis sa naissance. Les autorités administratives puis judiciaires s’y étant unanimement opposées, les parents de l’enfant, désormais âgé de trois ans, entendent interjeter appel de la décision du juge aux affaires familiales ayant refusé de faire droit à leur demande de changement de prénom.
■ Problème de droit : L’usage habituel mais limité dans le temps par l’entourage d’un enfant en bas âge du deuxième prénom de ce dernier constitue-t-il un intérêt légitime à la demande formée par ses parents de changement de son prénom ?
■ Majeure : La loi consacre un principe d’immutabilité concernant le nom aussi bien que le prénom, fondé sur l’art. 1er du décret du 6 fructidor an II, encore en vigueur, qui dispose toujours qu’ « aucun citoyen ne pourra porter de nom ni de prénom autres que ceux exprimés dans son acte de naissance ». Pendant longtemps, à la différence du nom pour lequel des changements avaient été autorisés, pour motifs graves, le prénom, quant à lui, ne pouvait en aucun cas être modifié. Le droit a cependant évolué.
Ouverte par la loi du 12 novembre 1955 (L. n°55-1465), la faculté de changement de prénom est désormais régie par l’article 60 du Code civil : « Toute personne peut demander à l’officier d’état civil à changer de prénom » ; étant précisé que lorsque le bénéficiaire du changement est mineur, la demande doit être faite par son représentant légal et sous la réserve d’obtenir son consentement, si le mineur est âgé de plus de treize ans.
Pendant longtemps, la loi prévoyait que le changement du prénom devait être obligatoirement décidé par le juge aux affaires familiales si la personne justifiait d’un intérêt légitime. Puis la loi n°2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle a déjudiciarisé la procédure afin de faciliter le changement. Dorénavant, la compétence du juge n’est plus que résiduelle. La demande est portée devant l’officier d’état civil du lieu de résidence de la personne concernée ou du lieu où l’acte de naissance a été dressé. Le changement peut toutefois être refusé, si l’officier de l’état civil puis le procureur de la République estiment que la demande ne revêt pas un intérêt légitime. Dans ce cas, le demandeur devra alors saisir le juge aux affaires familiales afin d’espérer obtenir gain de cause. Il convient de souligner qu’en cas de saisine du juge, le droit commun de la preuve s’applique en sorte que contrairement à ce qu’une lecture hâtive de l’article 60 pourrait laisser penser, le charge de la preuve de l’intérêt légitime au changement de prénom incombe au demandeur. La personne qui saisit le juge aux affaires familiales doit donc justifier d’un intérêt légitime au changement de prénom.
L’objet de la demande est largement défini par la loi : outre le changement pur et simple du prénom, l’adjonction, la suppression ou la modification de l'ordre des prénoms peut également être demandée (art. 60, al.1). Dans tous les cas, le demandeur doit justifier d’un intérêt légitime au changement, bien que cette exigence ne figure plus expressément dans la loi, comme c’était le cas auparavant. Le maintien de cette exigence s’oppose à la reconnaissance d’un « droit à » changer de prénom qui contredirait le principe, qui reste inchangé, de son immutabilité. Ainsi, par exemple, on ne saurait demander à changer de prénom pour des motifs de pure convenance personnelle (Civ.1re, 20 févr.1996, n° 94-12.313), ou pour revenir sur un choix hâtif effectué au moment de l’accouchement (Besançon, 24 oct. 2007, n°07/01372). Sous ces réserves, l’intérêt peut résider dans un motif religieux, être lié à un désir d’intégration (francisation du prénom) ou à l’inverse, au souci de préserver son identité culturelle. La légitimité du motif peut encore tenir à l’existence d’un préjudice résultant de l’association du prénom et du nom, ou encore au changement de sexe à l’état civil. En pratique toutefois, le motif le plus fréquent réside dans l’usage prolongé, dans la vie courante, d’un prénom autre que celui inscrit à l’état civil (Civ.1re, 10 oct. 1984, n° 83-13.934). C’est par exemple le cas d’une personne communément appelée, depuis l’enfance, par son deuxième prénom. Dans cette hypothèse, le demandeur a d’abord la charge de prouver l’existence de cet usage, que l’on pourrait qualifier de « social », en ce sens que cet usage doit provenir du cercle familial, administratif, professionnel et amical du demandeur, ayant contribué à la « construction de l’identité de la personne avec l’attribution d’un prénom autre que le prénom d’origine par des tiers » (Circ. du 17 févr. 2017 de présentation de l’art. 56, I, de la loi précitée du 18 nov. 2016, annexe 2). À noter que cette exigence d’un usage social d’un prénom autre que celui inscrit à l’état civil conduit généralement les juridictions du fond à refuser de prendre en compte un usage limité au cercle familial. En outre, le caractère prolongé de cet usage sous-entend un critère de durée, étant précisé que l’intérêt légitime à changer de prénom s’appréciant au jour où le juge statue ; lorsque l’intérêt légitime repose sur un usage prolongé d’un autre prénom, c’est en effet à la date où le juge rend sa décision que la durée de cet usage doit être appréciée. Malgré ces exigences, dans un arrêt rendu le 21 novembre 2024, a été admis que l’usage habituel caractérisant l’intérêt légitime pouvait être simplement celui des proches et qu’un tel usage, pendant trois ans seulement, pouvait être qualifié de « prolongé ». La Cour de cassation a en effet jugé que l’utilisation dans le cercle familial d’un enfant de trois ans du deuxième prénom de ce dernier devait permettre de considérer, au jour où la cour d’appel a statué (trois ans après les autorités administratives, s’étant prononcées alors que l’enfant n’était âgé que de 19 jours), qu’il s’agissait d’un usage prolongé caractérisant un intérêt légitime au changement de son prénom, dans la mesure où le caractère prolongé de l’usage d'un prénom autre que celui enregistré à l'état civil s’apprécie indépendamment de l’âge de l’enfant (Civ. 1re, 21 nov. 2024, n° 22-14.773).
■ Mineure : Légalement prévue, la modification de l’ordre des prénoms de l’enfant peut valablement être demandée en justice par Eugénie et Ferdinand, en tant que représentants légaux de l’enfant dont le consentement, en raison de son âge, n’a pas à être obtenu.
Ils devront justifier d'un intérêt légitime à cette demande de substitution, la jurisprudence ayant érigé l’intérêt légitime en critère de dérogation au principe de l’immutabilité du prénom. Dans leur cas, l’intérêt réside dans l’existence d’un usage prolongé du deuxième prénom de l’enfant, dans son milieu familial et par leurs amis. S’il est depuis longtemps reconnu que l’usage prolongé du deuxième prénom peut constituer un intérêt légitime au changement de prénom, en l’espèce, la légitimité de cet intérêt semble difficile à caractériser en raison, d’une part, d’un usage social restreint et, d’autre part, de la brièveté de cet usage (trois ans). Compte tenu du très jeune âge de l’enfant, qui n’a pas encore de vie professionnelle, ni même scolaire ou amicale, ses proches se limitent à ses parents et les trois ans d’usage de son deuxième prénom constituent, à premières vues, une durée insuffisante pour caractériser un usage prolongé. Cependant, dans un contexte similaire, la légitimité de l’intérêt au changement de prénom vient d’être reconnue en jurisprudence, malgré le très jeune âge de l’enfant et le cantonnement de l’usage de son deuxième prénom à son environnement familial.
■ Conclusion : Nonobstant le très jeune âge de leur fils, les parents de Leo ont un intérêt légitime à demander son changement de prénom à l’état civil, qui devrait sans doute être obtenu en cause d’appel.
Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz
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