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Le cas du mois
Libertés fondamentales - droits de l'homme
Défilé masqué
Désiré et Adhémar se réjouissent à l’idée de participer, le week-end prochain, à la manifestation organisée contre un haut responsable politique. S’ils n’ont jamais eu l’âme militante, leurs récents et multiples déboires leur font ressentir un certain besoin de s’exprimer. Ils n’en ont toutefois pas perdu le sens de l’humour !
Manifester, c’est bien, mais en s’amusant, c’est encore mieux ! C’est ainsi qu’ils ont décidé d’acheter, en prévision du défilé, deux masques à l’effigie dudit responsable, représentant ce dernier sous des traits un peu ridicules. Rien de bien méchant, encore moins d’insultant, s’étaient-ils dit en procédant à leur achat dans ce magasin de déguisement bien connu de leur quartier.
Cela étant, ils s’interrogent sur les risques liés au port de ces masques car plusieurs de leurs amis leur ont affirmé qu’aujourd’hui, on ne pouvait en aucun cas dissimuler son visage dans un espace public, et notamment à l’occasion de manifestations. Ils jugent l’interdiction, si elle devait être vérifiée, un peu drastique… « Il doit bien y avoir quelques aménagements ! », avaient-ils même opposé à leurs amis.
Ils en appellent cependant à votre éclairage, ne souhaitant surtout pas être davantage inquiétés qu’ils ne l’ont été ces derniers temps. Il ne manquerait plus qu’ils soient arrêtés par des policiers !
■ ■ ■
Désiré et Adhémar ont l’intention de participer à une manifestation publique en portant des masques afin d’exprimer leur opposition à la politique menée par un haut responsable politique.
Ces deux personnes physiques prévoient donc de manifester masqués, ce qui aurait pour effet de dissimuler leurs visages dans l’espace public.
Dans quelle mesure la liberté fondamentale de manifester peut-elle être entravée par l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public ?
La manifestation vise le fait qu’un groupe de personnes utilise la voie publique, soit de façon itinérante (défilé, cortège), soit de façon statique (rassemblement, meeting), à l’effet d’exprimer, publiquement, une opinion. La liberté de manifestation relève des libertés dites fondamentales. Ainsi la Déclaration de 1789 affirme-t-elle que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions (…), pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public » (art. 10), et un décret du 14 décembre 1789 consacre « le droit pour les citoyens de s’assembler paisiblement et sans armes ». La Constitution de 1791 confirmera ce droit, précisant néanmoins que les citoyens doivent l’exercer « en satisfaisant les lois de police ».
Ainsi, comme pour l’exercice d’autres libertés, celui relatif à la liberté de manifestation connaît des restrictions, dont celle née de l’incrimination, par le décret n° 2009-724 du 19 juin 2009, de la dissimulation illicite du visage à l’occasion de manifestations sur la voie publique. L’article R. 625-14 du Code pénal qui en est issu punit ainsi d’une contravention de 5e classe « le fait pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la voie publique, de dissimuler volontairement son visage afin de ne pas être identifiée dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l’ordre public ». Pris à la suite des manifestations intervenues lors du sommet de l’OTAN à Strasbourg en avril 2009, ce décret appelé « anti-cagoule » avait pour but de pénaliser la dissimulation volontaire du visage du manifestant se cachant à l’effet d’échapper à son identification dans le cas où son comportement présenterait un risque de trouble à l’ordre public.
Par un arrêt du 23 février 2011, le Conseil d’État a validé ce décret (CE 23 févr.2011, Synd national des enseignements du second degré, n° 329477). Il a en outre apporté une précision tempérant l’interdiction telle qu’elle pouvait ressortir, stricto sensu, de la lettre du texte, en excluant de son champ d’application les manifestants masqués qui « ne procèdent pas à la dissimulation de leur visage pour éviter leur identification par les forces de l’ordre dans un contexte où leur comportement constituerait une menace pour l’ordre public que leur identification viserait à prévenir ». Autrement dit, à la condition d’accepter de se « démasquer » en cas de contrôle policier d’identité, il demeurerait possible de dissimuler son visage lors d’une manifestation sur la voie publique. Ce tempérament déclaré doit toutefois être regardé avec prudence, la loi du 11 octobre 2010 interdisant plus généralement la dissimulation du visage dans l’espace public se satisfaisant, pour considérer l’infraction constituée, de la réunion objective, indépendamment de tout élément intentionnel, de deux éléments : le port d’une tenue dissimulant le visage et la présence de la personne considérée dans un espace public.
Cependant, des exceptions sont expressément prévues par l’article R. 625-14 du Code pénal pour les « manifestations conformes aux usages locaux ou lorsque la dissimulation du visage est justifiée par un motif légitime ».
Ces deux faits justificatifs sont naturellement soumis, en droit, à la liberté d’appréciation du juge et en pratique, à celle du policier.
La notion d’usage local renvoie a priori à des traditions non écrites mais suivies dans certaines régions, tandis que celle de motif légitime, aux contours plus larges et donc plus flous, vise sans doute la nécessité de protéger son intégrité physique contre d’éventuelles atteintes couramment constatées lors de manifestations (utilisation de gaz lacrymogènes, pétards, tirs, etc…).
En l’espèce, aucune de ces exceptions ne semble pouvoir trouver à s’appliquer, le port de masques satiriques étant certes un usage lors de manifestations, mais sans spécificité géographique, de même qu’il n’a pas pour but, du moins immédiat, de protéger l’intégrité du visage des manifestants qui les portent.
Cela étant, l’application du texte précité suppose d’une part que le manifestant masqué ait intentionnellement dissimulé son visage afin de ne pas être identifié et, d’autre part, des « circonstances de nature à faire craindre des atteintes à l’ordre public ». Or en l’espèce, bien que la manifestation n’ait pas encore eu lieu, il paraît peu probable que nos deux comparses entendent créer une telle perturbation ou s’opposer, en cas de contrôle, au dévoilement de leur visage et, ainsi, de leur identité.
En conclusion, on devrait donc pouvoir leur conseiller, ou du moins ne pas les dissuader, d’avancer masqués !
Références
■ CE 23 févr.2011, Synd national des enseignements du second degré, n° 329477 : Lebon ; AJDA 2011. 416 ; AJ pénal 2011. 240, obs. E. Péchillon.
■ Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz
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