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Le cas du mois

Dépression amoureuse

[ 4 octobre 2022 ] Imprimer

Droit de la famille

Dépression amoureuse

L’été se termine mal pour Désiré. Séparé depuis cinq ans maintenant de son père, un éminent professeur de droit, la mère de notre camarade, que cette rupture a rendu gravement dépressive, vient d’intégrer un hôpital psychiatrique. 

Dès son retour de vacances, Désiré, accompagné de son cousin Adhémar, est alors allé lui rendre visite. Moralement éprouvée, la mère de Désiré s’est révélée, en même temps, étonnamment déterminée : « Je n’en peux plus ! Des années que je déprime. Comment a-t-il pu me faire ça ? Quitter le domicile conjugal après vingt cinq ans de mariage pour refaire sa vie avec une étudiante de vingt ans de moins que lui … Je ne m’en remets pas. J’aurais dû écouter ma mère, il y a trente ans, qui m’avait conseillé de ne surtout pas épouser un coureur de jupons. Quelle injustice ! D’ailleurs, j’ai longuement réfléchi depuis que je suis ici et désormais, ma décision est prise : puisque le jugement prononçant notre divorce ne va pas tarder à être rendu, je vais demander au juge que ton père me verse des dommages-intérêts en réparation de la peine qu’il m’a causée et de l’état dans lequel je me retrouve aujourd’hui ». « Des dommages et intérêts ? », s’étonne son fils, « et pourquoi donc ? ». « Pour la raison que je viens d’évoquer », lui répond sa mère du tac au tac. « Mais enfin, maman, des profs de droit qui se laissent séduire par de jeunes étudiantes, c’est monnaie courante. Je comprends que sur le moment, tu l’aies mal pris, mais tu dois passer à autre chose maintenant », lui dit son fils pour la raisonner. « Facile à dire », se défend-elle. « Et je me suis renseignée. Figure-toi que lorsque comme moi, tu es victime d’un comportement particulièrement grave de la part de ton ex-mari, auquel le divorce a été imputé, eh bien tu peux lui réclamer une indemnisation ». « Faux », rétorque Désiré, toujours prompt à étaler sa prétendue science juridique et surtout à défendre son père, dont il admire la carrière universitaire ; « ce type de réparation ne peut être accordée que lorsque le conjoint a subi des dommages vraiment graves, type violences conjugales. Avec Papa, vous en êtes quand même jamais arrivés là ! ». « Je te signale tout de même que les médecins jugent mon état dépressif très prononcé, et tu n’es pas sans savoir qu’il est ancien. Cinq ans, tout compte fait. Oh il n’est pas compliqué à dater, il correspond pile poil au jour où ton père a quitté la maison. Avant, j’allais très bien. Mais manifestement, tu ne veux pas l’entendre. Je te trouve bien insensible. Tu es bien le fils de ton père ! ». « Je ne suis pas insensible, simplement lucide. Je te répète que ton cas ne correspond pas à ceux susceptibles de justifier l’octroi d’une indemnisation. Crois ce que je te dis, enfin, je suis quand même juriste ! Je ne voudrais pas que tu essuies une nouvelle déception qui aggraverait ton état », lui confesse Désiré d’un ton inquiet. « Juriste … Apprenti juriste, oui ! En cela, tu ne ressembles pas tout à fait à ton père, pardon de te le dire. Renseigne-toi davantage. Je suis certaine d’avoir raison ! ». 

Selon vous, qui de la mère ou du fils se révèle, dans cette affaire, être le juriste le plus aguerri ? 

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■ Sélection des faits : Victime d’une grave dépression depuis son divorce, prononcé aux torts exclusifs de son mari après son départ du domicile conjugal, la mère de Désiré entend demander réparation de ce préjudice.

■ Qualification des faits : Dans le cadre de son divorce, prononcé aux torts exclusifs de son ancien conjoint, une épouse, victime d’une très grave dépression depuis le départ de son ex-mari du domicile conjugal, entend demander à ce dernier des dommages-intérêts.

■ Problème de droit : Peut-on demander à son ancien conjoint la réparation d’un préjudice survenu à la suite du divorce et le cas échéant, à quelles conditions ? 

■ Majeure : Les divorces causent souvent à l’époux délaissé des souffrances que le temps peine à estomper. Or pour réparer de tels préjudices, il est possible d’accorder des dommages et intérêts à l’époux qu’a trahi son conjoint. 

Deux dispositions permettent en effet de lui accorder une compensation : il est concevable de se fonder non seulement sur l’article 1240 du code civil mais aussi sur l’article 266 du même code. Ces deux textes n’ont toutefois pas la même fonction : alors que le premier justifie la réparation des dommages causés par une faute, le second permet de prendre en considération les conséquences du divorce. 

L’article 1240 est susceptible d’être mis en œuvre dès lors que l’un des membres du couple a subi un préjudice provoqué par la faute de son conjoint. Il permet donc d’indemniser les dommages qui résultent de conduites répréhensibles, telles que les adultères, les abandons du domicile conjugal, ou encore les violences. Les époux ont la faculté de s’en prévaloir aussi bien avant qu’après la procédure de divorce mais en pratique, c’est le plus souvent à l’occasion de celle-ci qu’un époux réclame une indemnité. L’application de l’article 1240 est alors envisageable non seulement en cas de rupture pour faute, aux torts exclusifs ou partagés, mais également dans les hypothèses d’altération définitive du lien conjugal ou d’acceptation du principe de la rupture. Les juges chargés d’apprécier l’existence et l’importance des préjudices subis se montrent malheureusement peu généreux : les indemnités allouées se caractérisent généralement par leur faible montant (v. J. Garrigue, Droit de la famille, Dalloz, Coll. Hypercours, n° 423).

L’article 266 n’a quant à lui pas été conçu pour les dégâts causés par les comportements illicites : il ne joue que pour les préjudices matériels et moraux résultant de la disparition du lien conjugal (Civ. 1re, 15 avr. 2015, n° 14-11.575). Il est en effet destiné à permettre la « réparation (de certaines des) conséquences (qu’un époux) subit du fait de la dissolution du mariage » (C. civ., art. 266). Sa mise en œuvre est toutefois subordonnée à des conditions extrêmement strictes. Un époux ne peut en effet s’en prévaloir que dans deux situations : « lorsque le divorce est prononcé aux torts exclusifs de son conjoint » ou « lorsqu’il était défendeur à un divorce prononcé pour altération définitive du lien conjugal et qu’il n’avait lui-même formé aucune demande en divorce » (C. civ., art. 266, al. 1). Par ailleurs, la « demande (fondée sur ce texte) ne peut être formée qu’à l’occasion de l’action en divorce » (C. civ., art. 266, al. 2). Il convient enfin d’observer que les conséquences qu’entraîne la dissipation de l’union ne sont prises en considération que si elles sont « d’une particulière gravité » (C. civ., art. 266, al. 1). La peine que cause habituellement la séparation doit être ignorée : seuls importent les dommages qui sortent de l’ordinaire.

■ Mineure : En raison des fautes commises par son ancien époux (adultère, abandon du domicile conjugal), la mère de Désiré pourrait d’abord fonder son action sur l’article 1240. Cependant, outre le faible intérêt indemnitaire de cette action (v. supra), les faits de l’espèce révèlent que dans le cadre de son divorce, prononcé aux torts exclusifs de son ancien conjoint, elle veuille obtenir réparation de son état dépressif, jugé particulièrement grave par les médecins, et qu’elle considère comme une conséquence directe de son divorce. En effet, elle souffre encore, plusieurs années après le départ de son ex-mari de leur domicile conjugal, d’un syndrome dépressif très prononcé, ce qui constitue selon elle une conséquence « particulièrement grave » de leur divorce, qui doit être indemnisée. Ce que, dans un arrêt dont les faits rappellent ceux ici relatés, les juges ont confirmé : puisque la dissolution du mariage dont il est à l’origine a entraîné un état dépressif particulièrement grave pour l’ex-épouse, l’ex-époux doit effectivement verser à cette dernière des dommages et intérêts (Civ. 1re, 22 juin 2022, n° 20-21.201).

■ Conclusion : Contrairement aux affirmations de son fils, l’action fondée sur l’article 266 que la mère de Désiré entend engager contre son ex-mari devrait prospérer. La preuve s’il en faut que le talent juridique n’est pas héréditaire !

Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz

 

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