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Halte à la surpêche !

[ 21 février 2017 ] Imprimer

Droit pénal général

Halte à la surpêche !

Lors de leurs dernières vacances à Tanger, Adhémar et Désiré ont été sensibilisés par quelques pêcheurs du cru à la problématique de la surpêche, responsable à elle seule, et sur à peine un siècle, de la disparition des deux tiers des stocks mondiaux de gros poissons. De retour en France, les deux compères sont résolus à s’engager dans la lutte contre cette extinction écologique. « Le boycott du thon rouge, c’est bien, mais le militantisme actif, c’est mieux » songe Désiré, en surfant sur les pages web des organisations de défense de l’environnement … Adhémar et Désiré décident alors de participer, avec quelques militants de Greenpeace, à une opération menée en Méditerranée afin de manifester leur opposition à la pêche au thon rouge.

C’est ainsi que le 4 décembre 2016, ils s’approchent, avec des embarcations battant pavillon néerlandais, de trois thoniers battant pavillon français pêchant dans les eaux internationales. Sur les ordres de Jim Mackenzie, ressortissant britannique en charge de l’opération, ils placent des sacs de sable sur les bords d’un filet de très grande taille amarré à l’un des thoniers, appelé une « senne », afin de libérer les poissons captifs. Des heurts éclatent, et le calme ne revient qu’après l’intervention d’un bâtiment de la marine française. Des dégâts sont alors constatés sur la senne et une enquête est diligentée.

Adhémar et Désiré craignent de voir leur responsabilité pénale engagée. Ils viennent vous consulter pour avoir des précisions sur leur propre situation et celle de leurs amis de Greenpeace.

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Il est demandé d’envisager la situation pénale des différents protagonistes, qui est directement inspirée des faits d’espèce ayant donné lieu à un arrêt de la chambre criminelle en date du 16 novembre 2016 (n° 14-86.980).

1°/ A titre préalable, il faut vérifier si la loi pénale française est applicable car les faits ont été commis dans les eaux internationales, à l’encontre d’un navire battant pavillon français.

Dans ce cas, le critère de rattachement à la loi pénale française est la nationalité du navire ; ainsi, l’article 113-3, alinéa 1er, du Code pénal dispose que « la loi pénale française est applicable aux infractions commises à bord des navires battant pavillon français, ou à l’encontre de tels navires ou des personnes se trouvant à bord, en quelque lieu qu’ils se trouvent […] ».

On peut ici considérer que la senne, qui a été dégradée, constitue l’accessoire et le prolongement du navire auquel elle est rattachée, de sorte qu’elle est soumise au même statut que celui-ci. Le navire battant pavillon français, on en déduit que l’infraction commise contre la senne relève de la compétence de la loi pénale française en vertu de l’article 113-3 du Code pénal.

2°/ Ensuite, il faut déterminer quelle qualification pénale est susceptible de s’appliquer. Il faut donc qualifier juridiquement les faits.

Il est fait état dans l’énoncé de « dégâts » causés à un filet résultant d’une action de militants de Greenpeace.

On peut envisager la qualification de dégradation volontaire.

Ainsi, l’article 322-1, alinéa 1er, du Code pénal dispose : « La destruction, la dégradation ou la détérioration d’un bien appartenant à autrui est punie de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende, sauf s’il n’en est résulté qu’un dommage léger ».

Et l’article 322-3 du même code prévoit que « l’infraction définie au premier alinéa de l’article 322-1 est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende […] : 1° lorsqu’elle est commise par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteur ou de complice ».

En l’espèce, la senne, qui constitue un bien appartenant à autrui (l’entreprise de pêche), a bien été dégradée, et ce par plusieurs personnes.

Matériellement, il y a une gradation entre les trois formes d’atteintes aux biens visées par le texte d’incrimination: la destruction est la plus grave et implique que l’objet soit rendu inapte à rendre les services qu’on en attend ; la dégradation est une atteinte moins grave ; et la détérioration est encore plus légère ; dans ces deux derniers cas, l’objet est simplement abîmé de façon plus ou moins importante mais il peut encore remplir ses fonctions (V. Rép. pén. Dalloz, vo Destructions- Dégradations – Détériorations, par D. Viriot-Barrial)

En l’espèce, la senne n’a pas été détruite ; après y a-t-il eu dégradation ou simple détérioration ? L’énoncé ne permet pas véritablement de trancher. On pencherait pour la qualification de dégradation dès lors que les faits s’apparentent à une forme de vandalisme (Comp. les ex. cités au Rép. pén. préc., tels que le fait d’arracher les essuie-glaces d'un véhicule, d'en rayer la carrosserie, d'en crever les pneus ou d'introduire du sucre dans son réservoir). Dans l’arrêt du 16 novembre 2016, la chambre criminelle retient la qualification de « dégradation ou détérioration aggravée ».

En tout état de cause, le seuil de gravité du dommage semble atteint (le dommage est plus important qu’un dommage léger qui empêcherait la qualification délictuelle).

En outre, l’infraction est intentionnelle : pas de doute ici, les militants de Greenpeace avaient bien la conscience et la volonté de dégrader le bien d’autrui (ils ont même agi par conviction).

Et ils ont agi à plusieurs, ce qui caractérise la circonstance aggravante de l’article 322-3, 1° du Code de procédure pénale.

La qualification pénale de dégradation ou détérioration aggravée du bien d’autrui est donc applicable.

3°/ Reste, enfin, à savoir qui va engager sa responsabilité pénale

Adhémar et Désiré, qui ont participé à la dégradation du filet, apparaissent comme des coauteurs. Ils ont réalisé matériellement et intellectuellement l’infraction. Ils encourent 5 ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende.

Mais ils ont agi « sur les ordres de Jim Mackenzie », ce qui conduit à envisager l’éventuelle complicité de ce dernier. 

Selon l’article 121-7 du Code pénal, « est complice d’un crime ou d’un délit la personne qui a sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation. Est également complice la personne qui par don, promesse, menace, ordre, abus d’autorité ou de pouvoir aura provoqué à une infraction ou donné des instructions pour la commettre ».

Ainsi, la complicité s’applique en matière délictuelle ou criminelle. Et elle suppose, pour pouvoir être caractérisée, un fait principal punissable et un acte de complicité accompli en connaissance de cause.

Ici, on a bien un fait principal punissable, qui constitue un délit : l’infraction de dégradation ou détérioration aggravée du bien d’autrui est caractérisée (V. supra).

Et en donnant des ordres, Jim Mackenzie a commis un acte de complicité par instructions au sens de l’article 121-7, alinéa 2 du Code pénal. Selon la jurisprudence, les instructions consistent dans le fait de donner des renseignements ou des directives de nature à faciliter la commission de l’infraction, quel qu’en soit le mode d’exécution (Crim. 31 janv. 1974, n° 73-92. 681) et elles doivent avoir été données en sachant qu’elles serviraient à commettre l’infraction (Crim. 19 mars 1986, n° 85-93.900).

A priori, ces conditions sont remplies pour Jim, qui était « en charge de l’opération ».

L’article 121-6 du Code pénal précise que le complice est puni comme auteur de l’infraction : Jim encourt donc les peines qu’il aurait encouru en tant qu’auteur principal, soit 5 ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende. 

NB : qu’il ait directement dégradé la senne ou simplement donné des ordres, Jim Mackenzie pourra être poursuivi comme auteur ou complice.

Tous ces participants ayant agi sous l’égide de Greenpeace, il reste à envisager la responsabilité pénale de cette personne morale.

Selon l’article 121-2, alinéa 1er, du Code pénal, « Les personnes morales, à l'exclusion de l'État, sont responsables pénalement, selon les distinctions des articles 121-4 à 121-7, des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants ». 

Toutes les personnes morales de droit privé ayant la personnalité juridique sont concernées, qu’elles aient pour but la recherche de profits ou non, ce qui inclut donc les associations. En outre, peu importe la nationalité de la personne morale : une société étrangère peut être pénalement responsable si elle a accompli une infraction en France ou relevant de la compétence législative du droit français, à la condition d’être dotée de la personnalité juridique.

Deux conditions sont posées par l’article 121-2, alinéa 1er du Code pénal pour pouvoir mettre en œuvre la responsabilité pénale de la personne morale : une infraction commise par un organe ou un représentant, pour le compte de la personne morale. On précisera que la chambre criminelle, après avoir admis en 2006 « qu’il n’était pas indispensable d’identifier la personne physique quand l’infraction ne pouvait qu’être imputable à la personne morale ou que résulter de la politique commerciale de la société » (Crim. 20 juin 2006, n° 05.85.255), est revenue à une certaine orthodoxie juridique en faisant de l’identification de l’organe ou du représentant agissant pour le compte de la personne morale une condition consubstantielle à l’engagement de la responsabilité pénale de cette dernière (V. Crim. 6 sept. 2016, n° 14-85.205 ; Crim. 22 mars 2016, n° 15-81.484 ; Crim. 1er avr. 2014, n° 12-86.501 ; Crim. 19 juin 2013, n° 12-82.872 ; Crim. 2 sept. 2014, n° 13-83.956). 

En l’espèce, il apparaît que Jim Mackenzie, qui était en charge de l’opération dont l’ONG était l’organisatrice, a agi en tant que représentant (le représentant étant un organe ou un mandataire de la personne morale) et pour le compte de Greenpeace (est réalisé pour le compte de la personne morale l’acte qui relève des activités, de l’organisation, du fonctionnement ou de la stratégie de cette dernière).  

On en déduit que Greenpeace, en tant que personne morale, peut également engager sa responsabilité pénale. Selon l’article 322-17 du Code pénal, elle encourt « l'amende suivant les modalités prévues par l'article 131-38 » (soit l’amende prévue pour les personnes physiques portée au quintuple : 375 000 euros) et « la peine prévue par le 2° de l'article 131-39 [interdiction d’exercice], pour une durée de cinq ans au plus ».  

Enfin, comme « la responsabilité pénale des personnes morales n'exclut pas celle des personnes physiques auteurs ou complices des mêmes faits, sous réserve des dispositions du quatrième alinéa de l'article 121-3 » (C. pén., art. 121-2, al. 3), des poursuites pénales seront possibles à l’encontre de tous ces protagonistes.

Références

■ Crim. 31 janv. 1974, n° 73-92. 681 P, RSC 1975. 677, obs. Larguier.

■ Crim. 19 mars 1986, n° 85-93.900 P.

■ Crim. 20 juin 2006, n° 05.85.255, D. 2007. 617, et les obs., note J.-C. Saint-Pau ; ibid. 399, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé et S. Mirabail ; ibid. 1624, obs. C. Mascala ; AJ pénal 2006. 405, obs. P. Remillieux ; Rev. sociétés 2006. 895, note B. Bouloc ; RSC 2006. 825, obs. Y. Mayaud ; RTD com. 2007. 248, obs. B. Bouloc.

■ Crim. 6 sept. 2016, n° 14-85.205 P, D. 2016. 2424, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, L. Miniato et S. Mirabail ; RTD com. 2016. 863, obs. L. Saenko.

■ Crim. 22 mars 2016, n° 15-81.484 P, D. 2016. 2424, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, L. Miniato et S. Mirabail ; AJ pénal 2016. 381, obs. J. Lasserre Capdeville.

■ Crim. 1er avr. 2014, n° 12-86.501 P, D. 2014. 826 ; ibid. 2207, obs. J.-C. Galloux et J. Lapousterle ; AJ pénal 2014. 356, obs. J. Gallois.

■ Crim. 19 juin 2013, n° 12-82.872, Rev. sociétés 2014. 55, note B. Bouloc.

■ Crim. 2 sept. 2014, n° 13-83.956 P, D. 2014. 1766 ; ibid. 2015. 2465, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi et S. Mirabail ; AJ pénal 2015. 43, obs. J. Lasserre Capdeville ; Dr. soc. 2015. 159, chron. R. Salomon ; RTD com. 2014. 877, obs. B. Bouloc.

 

Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz

 

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