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Le cas du mois
Droit de la responsabilité civile
Insécurité : une simple question de moyens ?
Désiré et Adhémar sont effondrés. Ils viennent d’apprendre le grave accident subi par la fille de leur meilleure amie.
Agée d’un an et demi, l’enfant a été victime d'un arrêt cardiaque après avoir fait une chute dans un bowling où sa mère s’était rendue, accompagnée de ses deux enfants et de quelques amis, le week-end dernier. Devenue tétraplégique, la petite ne présentait pourtant aucune fragilité cardiaque ni aucun antécédent permettant d'expliquer ce qui s’est passé. Les circonstances de sa chute sont en outre assez floues. Leur meilleure amie leur a expliqué que sa fille était descendue de la chaise sur laquelle elle l'avait installée, puis avait glissé en courant entre la piste et les chaises avant de chuter à même le sol de l’établissement. Cependant, après s’être renseignés en se rendant directement sur les lieux de l’accident, nos deux comparses apprirent que son témoignage était contredit par plusieurs témoins présents ce jour-là. Ainsi, une employée de l’établissement se rappelait avoir vu une dame affolée courir avec une enfant dans les bras lui disant que sa fille s'était effondrée et qu’elle ne respirait plus. La version de leur meilleure amie est également démentie par le compte-rendu du SAMU, établi juste après l’accident et confirmé par expertise, selon lequel l'enfant aurait en fait chuté des bras de sa mère. Celle-ci avait d’ailleurs fini par avouer à Désiré et Adhémar qu’elle ignorait ce qui s’était exactement passé, ayant été sur la piste pour expliquer à son groupe d’amis les règles du jeu lorsque l’accident de sa fille s’est produit. Bref, si l’enfant a sans aucun doute chuté de sa chaise, les conditions de cette chute restent pour le moins incertaines. Sa mère entend bien, toutefois, engager la responsabilité de l’établissement, convaincue qu’en toute hypothèse, son exploitant n’a pas fait en sorte d’assurer la sécurité de ses clients, a fortiori des plus jeunes, l'enfant ayant chuté près des pistes de bowling sur un sol dont elle se rappelle qu’il était particulièrement glissant, et à tout le moins dangereux et inadapté à une enfant de cet âge, par définition passive et ne portant pas les chaussures adéquates, la pratique du bowling étant interdite par le règlement intérieur de cet établissement aux enfants de moins de cinq ans. En ce sens, elle estime que, bien qu’il en ait juridiquement la liberté, aucune loi ou règlement ne l’y obligeant, l’établissement aurait dû aller au bout de sa logique en interdisant, outre la pratique du jeu, l'accès à ses locaux aux personnes en charge d’enfants en bas âge. Elle reproche également à l’exploitant de la salle de ne pas l’avoir suffisamment informée sur la dangerosité et les risques de l’activité pratiquée encourus par de jeunes enfants, cette information ne pouvant, selon elle, être efficacement diffusée par la seule apposition, à l’entrée de l’établissement, du règlement intérieur interdisant la pratique du bowling aux très jeunes enfants. Enfin, elle est convaincue qu’en tout état de cause, la chute de sa fille ne se serait pas produite si elle n’avait pas été présente sur les lieux, ce qui établirait le lien de causalité entre les fautes de l’exploitant et l’accident survenu. Les deux cousins sont plus dubitatifs, l’exploitant de l’établissement n’ayant, à première vue, commis aucune faute particulière ni manqué de prendre toutes les précautions nécessaires à assurer la sécurité de ses clients, même si celles-ci n’ont pas, en la circonstance, suffi à empêcher la survenance de l’accident. Cela étant, ce drame les affecte tant qu’ils souhaitent de tout cœur que leur meilleure amie parvienne à obtenir l’indemnisation qu’elle entend demander au juge.
Leurs vœux vous semblent-ils pouvoir être exaucés ?
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■ Sélection des faits : Une jeune enfant d’un an et demi est victime d’un arrêt cardiaque à la suite d’une chute dans un bowling. L’établissement est ouvert aux enfants de tout âge, mais n’autorise la pratique du jeu qu’à ceux ayant atteint l’âge de cinq ans. Les circonstances de l’accident survenu sont incertaines. Celui-ci pourrait avoir été causé par un défaut de sécurité de l’établissement. La mère de l’enfant entend alors assigner son exploitant en responsabilité, invoquant un défaut d’information sur la dangerosité et les risques de l’activité en cause pour les jeunes enfants et un défaut de traitement du sol de la salle, dont le caractère glissant aurait causé la chute de sa fille.
■ Qualification des faits : Malgré la présence de sa mère sur les lieux, une enfant d’un an et demi est victime d’une chute accidentelle dans une salle de bowling accessible aux enfants à la condition, stipulée dans le règlement intérieur figurant à l’entrée de l’établissement, que seuls puissent participer au jeu les enfants ayant atteint l’âge de cinq ans. Les circonstances exactes de l’accident ne sont pas établies avec certitude. La mère de l’enfant prévoit toutefois d’engager la responsabilité contractuelle de l’exploitant de l’établissement, qui aurait manqué à son obligation d’assurer la sécurité de ses clients en ne les informant pas du danger de l’activité pratiquée dans ses locaux, mal entretenus, et des risques spécialement encourus par de très jeunes participants.
■ Problème de droit : Il se décline en trois sous-question : d’abord, quelles obligations incombent à l’organisateur d’une activité de loisirs dont l’inexécution est susceptible d’engager sa responsabilité contractuelle ? Ensuite, l’activité proposée est-elle susceptible d’influer sur l’appréciation des manquements contractuels commis ? Enfin, qui a la charge de rapporter la preuve de tels manquements ?
■ Majeure : En droit, aux termes de l'article 1231-1 du code civil, le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part.
● Les obligations du débiteur dépendent de la qualification du contrat qu’il a conclu. Or dans le contrat d’entreprise, le principe d’une obligation de sécurité à la charge de tout entrepreneur est depuis longtemps reconnu en jurisprudence, principalement lorsque le contrat porte sur une prestation offerte au client dans des locaux dont l’entrepreneur a la maîtrise et qu’il doit donc aménager afin de protéger et de garantir la sécurité des clients. Ainsi, l'organisateur d'une activité de loisirs se tenant dans ses locaux est d’abord tenu d'une obligation de sécurité, prévue à l’effet principal de prévenir la survenance d'accidents. Il est également tenu, en qualité d’entrepreneur, d'une obligation générale d'information dont découle une obligation particulière de mise en garde, qui le contraint à avertir les clients des difficultés susceptibles d'être rencontrées et des risques encourus par la pratique de l’activité qu’il propose.
● Seule son obligation de sécurité présente en jurisprudence une difficulté particulière. Elle se situe moins dans son existence, de portée générale, que dans son intensité : selon les cas, il s’agit d’une obligation de résultat, entendue comme l’obligation de parvenir à un résultat déterminé, ou d’une simple obligation de moyens, qui renvoie à une obligation générale de prudence et de diligence, c’est-à-dire, non de parvenir au résultat, mais d’engager tous les efforts nécessaires à son obtention. Malgré le flou observé en jurisprudence sur la logique exacte présidant à cette classification, l’obligation de sécurité est néanmoins la plupart du temps qualifiée de moyens plutôt que de résultat en raison de la participation du client à la réalisation de la prestation, autrement dit, du pouvoir d’initiative laissé au créancier de l’obligation de sécurité, lequel se révèle déterminant. En effet, s’agissant de la qualification de l’obligation de sécurité, la jurisprudence retient notamment comme critère le rôle joué par le créancier dans l’exécution de l’obligation : lorsqu’il est passif, l’obligation de sécurité pesant sur le débiteur est de résultat (pour une activité de parapente ; Civ. 1re, 21 oct. 1997, n° 95-18.558 ou de saut à l’élastique ; Civ. 1re, 30 nov. 2016, n° 15-25.249). Ceci s’explique notamment par le fait que le participant ne dispose d’aucun moyen pour assurer sa propre sécurité et s’en remet entièrement à l’organisateur pour ce faire. En cas de dommage, la responsabilité de l’organisateur sera alors engagée de plein droit, sans que la victime n’ait à rapporter la preuve d’une quelconque faute de sa part. En revanche, lorsque le créancier tient un rôle actif, qu’il conserve une autonomie d’action et un pouvoir d’initiative, l’obligation de sécurité qui pèse sur l’organisateur de l’activité n’est alors que de moyens et c’est la victime qui supporte la charge de la preuve de son manquement à l’obligation de sécurité (pour une activité de gymnastique : Civ 1re, 21 nov. 1995, n° 94-11.294, ou de karting : Civ. 1re, 1er déc. 1999, n° 97-20.207). Cette dernière qualification est évidemment moins avantageuse pour le client victime : alors que dans le cas d’une obligation de résultat, ce dernier n’aura qu’à rapporter la preuve de l’échec du débiteur à atteindre le résultat déterminé pour engager sa responsabilité contractuelle sans avoir à prouver une quelconque faute de sa part, dans le cas d’une obligation de moyens, il devra au contraire établir que le débiteur de l’obligation n’a pas effectué les diligences envisagées pour parvenir au résultat envisagé, la faute résultant le plus souvent d’un défaut de précautions.
● Enfin, une autre sous-division particulière a été dégagée à propos des activités sportives dites « à risque » (Civ 1re, 16 oct. 2001, n° 99-18.221 ; Civ. 1re 16 mai 2018, n° 17-17.904). Dans cette dernière hypothèse, l’obligation de sécurité de moyens est « renforcée » : le manquement de l’organisateur est alors présumée et il ne pourra se dégager de sa responsabilité qu’en démontrant son absence de faute, c’est-à-dire un manquement aux règles de prudence et de surveillance qu’exige la sécurité de ses clients.
■ Mineure : En l’espèce, l’exploitant de la salle de bowling était, en sa qualité d’entrepreneur, tenu d'observer dans l'organisation et le fonctionnement de son établissement les règles de prudence et de surveillance qu'exige la sécurité de ses clients. Il était également tenu d'une obligation d'information et de mise en garde, de sorte qu'il devait avertir les clients des difficultés susceptibles d'être rencontrées lors de l'utilisation de ses installations et concernant ceux accompagnés de jeunes enfants, des risques encourus par ces derniers.
Quant à la qualification de son obligation de sécurité, le bowling étant une activité de loisirs qui laisse une part d’initiative à ceux qui la pratiquent et qui ne comporte pas de risques spécifiques, elle devrait être qualifiée d’obligation de moyens, en sorte que ce sera à la mère de la fillette d’établir la faute éventuelle de l’exploitant. Or, d’une part, aucune disposition légale ou réglementaire n'imposait à l’établissement d'interdire l'accès à ses locaux aux personnes en charge d’enfants en bas âge, et l’interdiction faite en revanche aux très jeunes participants de pratiquer l’activité en cause, prévue par le règlement intérieur affiché à l’entrée de l’établissement, tend à conclure à la bonne exécution, par l’exploitant de la salle, de son obligation de sécurité, en même temps que celle de son obligation d’information, le seuil d’âge fixé permettant d’avertir les clients de la dangerosité et des risques de l'activité proposée si elle devait être exercée, tel qu’en l’espèce, par de jeunes enfants. D’autre part, si la chute survenue ne fait pas de doute, aucun élément ne permet d’établir avec certitude les circonstances dans lesquelles celle-ci s'est produite. Cela étant, par son objectivité et sa fiabilité présumées, le compte-rendu du service médical d'urgence, confirmé par un rapport d’expert, selon lequel l'enfant a chuté des bras de sa mère et non à la suite de sa propre initiative de s’engager sur la piste de bowling, sera sans doute considéré comme l’élément le plus probant.
Il s'ensuit que la chute de l’enfant, portée par un adulte au sein d'une enceinte de bowling, ne pourrait être imputée à l'exploitant de l'établissement qui n'avait nullement l'obligation d'interdire l'accès de ses locaux aux enfants. En toute hypothèse, malgré l’incertitude entourant les conditions exactes de la chute de la victime, celles-ci semblent indiquer, plutôt qu’un manquement de l’exploitant à ses obligations contractuelles, celui de la mère de la victime à son obligation de vigilance et surveillance, soit qu’elle ait laissé tomber sa fille de ses bras, soit qu’elle n’ait su l’empêcher d’approcher la piste de bowling. Partant, en l’absence d’interdiction d’accès aux locaux faite aux personnes avec enfants et de certitude quant aux circonstances exactes de la chute à l’origine du dommage, la conformité du règlement intérieur aux diligences attendues des exploitants de ce type d’activités et la qualité de l’information délivrée aux clients, pouvant être mis en garde des risques liés à l’activité dès leur entrée dans l’établissement, tendent à convaincre de la bonne exécution, par l’exploitant de la salle, de sa double obligation de sécurité et d’information. C’est ce que vient de juger, dans une affaire proche de celle relatée, la Cour de cassation pour refuser d’accorder l’indemnisation demandée (Civ. 1re, 5 janv. 2022, n° 20-12.142).
■ Conclusion : La responsabilité contractuelle de l’exploitant de la salle de bowling ne devrait pas pouvoir être engagée, tandis qu’elle l’aurait été, mécaniquement, dans le cadre d’une obligation de résultat, dont l’inexécution de l’obligation de sécurité suffit, même en l’absence de faute commise par son débiteur. Ainsi, assurer la sécurité n’est pas qu’une simple question de moyens ; encore faut-il pouvoir en identifier les causes.
Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz
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