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Le cas du mois

La loi des séries

[ 6 juillet 2021 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

La loi des séries

Définitivement, cette fin d’année se présente comme une série noire pour Adhémar. Circulant en fauteuil roulant électrique depuis son altercation avec le fameux « Corbeau » rencontré sur Internet, qui lui avait faire perdre l’usage de ses jambes, le dernier accident qui lui est arrivé accroît le risque déjà détecté à l’époque que cette paralysie puisse être définitive. 

Alors qu’il circulait sur son fauteuil pour se rendre à la fac, Adhémar traversa la chaussée sans précaution alors que le feu venait de passer au vert, ce qu’il avait manqué de remarquer. Il faut dire que depuis cette histoire de guet-apens tendu par le Corbeau, Adhémar, très préoccupé, n’a plus toute sa tête. Et toujours aussi peu de chance : au moment même où s’il s’engagea sur le passage clouté, une voiture roulant à vive allure et dont le conducteur, également peu vigilant, n’avait pas remarqué sa présence, percuta violemment son fauteuil qui se renversa en plein milieu de la chaussée. Adhémar en ressortit avec de nombreuses blessures, dont une fracture vertébrale augurant malheureusement d’une hémiplégie définitive… Il entend bien entendu assigner le conducteur et son assureur en indemnisation, sur le fondement de la loi relative aux accidents de la circulation, pour obtenir la réparation intégrale de ses préjudices. 

- « Intégrale ? », s’étonna Désiré, « je te trouve bien optimiste. Je te rappelle que tu as traversé alors que le feu venait de passer au vert. Il va de soi que le juge t’opposera cette faute pour réduire ton indemnisation ». 

- « Bien sûr que non ! », lui objecta Adhémar, « je circulais en fauteuil roulant, donc je serai considéré comme un piéton et on ne pourra donc pas m’opposer ma faute. Dis, même si tu es mon cousin, permets-moi de te donner un conseil d’ami : révise bien ton cours de responsabilité civile avant le partiel qui approche, tu ne m’as pas l’air très au point », lui recommanda-t-il d’un ton sermonneur. 

Épluchant alors ses notes, Désiré se rendit compte que rien n’était précisé dans son cours sur ce point : 

- « Je comprends pas. Dans le chapitre consacré à la notion de véhicule terrestre à moteur, je ne trouve rien sur la question des fauteuils roulants. Attends. Les voitures…, les camions…, les vélos…, les cyclomoteurs…, les semi-remorques, Tiens c’est quoi ça, les semi-remorques ? Bon, bref, peu importe, ce n’est pas le sujet, je continue, les tramways…, les tracteurs… Eh bien, non, tu vois, rien n’est précisé sur les fauteuils roulants. Tu crois qu’il y aurait un vide juridique ? », l’interrogea Désiré. 

- « Les vides juridiques, ça n’existe pas. Il suffit de creuser pour combler le vide, voilà tout. Comme ne le cesse de le répéter notre professeur, le droit, ce n’est pas qu’un effort de compilation et de mémorisation des règles applicables, c’est avant tout un effort de réflexion et d’argumentation. Il doit suffire de combiner les règles déjà existantes pour régler cette question et soutenir devant le juge une thèse défendable », affirma Adhémar. 

- « Pfff…J’ai déjà tellement de choses à réviser… Moi j’ai pas le courage de creuser pour combler le vide, pour reprendre ton expression », admit Désiré.

- « Dans mon état…moi non plus », lui confessa son cousin.

Bon, vous vous doutez de ce qui vous attend…

■ ■ ■

Sélection des faits : Depuis son dernier accident, Adhémar, paralysé des deux jambes, ne se déplace qu’à l’aide d’un fauteuil roulant électrique. Alors qu’il circulait sur ce fauteuil, il a été percuté par une voiture qui s’engageait sur la route alors que le feu de circulation venait de passer au vert. Souffrant de plusieurs dommages corporels, Adhémar prévoit d’assigner le conducteur ainsi que son assureur en indemnisation.

Qualification des faits : Alors qu’il traversait, sur un fauteuil roulant électrique, une route ouverte à la circulation, une personne handicapée a été percutée par une voiture. Victime de plusieurs préjudices corporels, il entend assigner le conducteur ainsi que son l’assureur en réparation intégrale de ses préjudices, sur le fondement de la loi Badinter du 5 juillet 1985 relative aux accidents de la circulation.

Problème de droit : Un fauteuil roulant électrique est-il un véhicule terrestre à moteur au sens de la loi du 5 juillet 1985 ?

Éléments de réponse : 

■ Majeure

● La notion de véhicule terrestre à moteur (VTM) au sens de la loi du 5 juillet 1985

-        Il n’existe pas de définition du VTM dans la loi du 5 juillet 1985. Le législateur semble avoir procédé par renvoi à la définition du code des assurances (C. assur., art. L. 211-1, al. 1er), qui vise « tout véhicule terrestre à moteur, c’est-à-dire tout véhicule automoteur destiné à circuler sur le sol et qui peut être actionné par une force mécanique sans être lié à une voie ferrée, ainsi que toute remorque, même non attelée ».

-        Par ailleurs, deux autres éléments de réponse peuvent être trouvés dans le code spécial de la route :

d’une part, une disposition légale : l’article L. 110-1 du Code de la route dispose que « le terme de “véhicule à moteur” désigne tout véhicule terrestre pourvu d’un moteur à propulsion, y compris les trolleybus, et circulant sur route par ses moyens propres, à l’exception des véhicules qui se déplacent sur rails » ;

d’autre part, une disposition réglementaire : l’article R. 412-34 du Code de la route, II, envisage la situation des fauteuils roulants et opère une distinction selon que ceux-ci sont manuels ou électriques. Selon ce texte, la personne handicapée qui se déplace en fauteuil manuel est considérée comme un piéton, mais celle se déplaçant sur un fauteuil électrique ne l’est que si elle roule « à l’allure du pas ». Dans le cas contraire, elle revêt la qualité de conducteur.

-        Au-delà du droit écrit, la jurisprudence apporte également un éclairage sur la notion de VTM au sens de la loi de 1985 ; suivant une démarche casuistique, la jurisprudence a dégagé une conception à la fois souple et fonctionnelle de la notion ; ainsi ne tient-elle pas compte de la vitesse à laquelle le VTM circule, ni des caractéristiques personnelles à son conducteur. C’est ainsi qu’elle a pu considérer qu’une tondeuse à gazon autoportée (Civ. 2e, 24 juin 2004, n  02-20.208) et qu’une mini-moto (Civ. 2e, 22 oct. 2015, n° 14-13.994) étaient des VTM au sens de la loi.

Partant, deux approches sont possibles : 

-        une approche légaliste de la notion de VTM, tenant donc compte des définitions légales précitées ; selon cette approche, ayant un moteur et la possibilité de circuler sur la voie publique comme tout autre véhicule, un fauteuil roulant électrique pourrait être considéré comme un VTM et la victime, participant aux risques de la circulation, comme une conductrice ;

-        une approche pragmatique ou casuistique du VTM, notamment au regard de sa définition jurisprudentielle. Dans cette perspective, le fauteuil roulant, manuel ou même électrique, doit être vu avant tout comme un dispositif médical destiné à permettre à une personne qui a perdu tout ou partie de ses facultés motrices de circuler. Au-delà d’un simple véhicule, il serait un moyen offert à une personne vulnérable de se mouvoir quand celle-ci n’en aurait naturellement la possibilité. C’est cette approche que la Cour de cassation vient de consacrer dans un litige dont les faits qui en sont à l’origine avoisinent ceux ici présentés : en effet, dans un arrêt rendu le 6 mai dernier (Civ. 2e, 6 mai 2021, n° 20-14.551 : DAE 21 mai 2021, note Merryl Hervieu), la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a considéré qu’un fauteuil roulant électrique, dispositif médical destiné au déplacement d’une personne en situation de handicap, n’est pas un véhicule terrestre à moteur au sens de la loi du 5 juillet 1985 et que la victime handicapée d’un accident de circulation doit partant être qualifiée de non-conductrice, cette qualification ayant une incidence directe sur l’opposabilité de la faute qu’elle a commise.

● L’opposabilité de la faute de la victime

Contrairement à la notion de VTM, la loi Badinter précise expressément les règles en matière d’opposabilité de la faute à la victime d’un accident de la circulation. Elle distingue selon la qualité de la victime – conductrice ou non – et selon la nature de l’atteinte subie, à la personne ou au bien.

-        La victime qui revêt la qualité de conducteur se voit opposer sa faute, quelle que soit l’atteinte subie dans les mêmes conditions qu’en droit commun de la responsabilité (v. art. 4 de la loi).

-        La victime qui a la qualité de non-conducteur se voit également opposer sa faute simple si elle demande réparation d’une atteinte aux biens (art. 5 de la loi). En revanche, la faute simple n’est pas opposable aux victimes non conductrices ayant subi un dommage corporel. Dans ce cas, une distinction s’opère entre les victimes « super privilégiées » et les victimes « simplement privilégiées ». Les premières sont âgées de moins de 16 ans ou de plus de 70 ans ou présentent un taux d’incapacité permanente ou d’invalidité au moins égal à 80 % : seule leur faute intentionnelle leur est opposable (art. 3, al. 2, de la loi). Les secondes ont entre 16 et 70 ans ou présentent un taux d’incapacité permanente ou d’invalidité inférieure à 80 % : leur faute intentionnelle (art. 3, al. 3, de la loi) et leur faute inexcusable cause exclusive de l’accident (art. 3, al. 1er) leur sont opposables.

■ Mineure

La Cour refusant de qualifier un fauteuil roulant électrique de VTM, Adhémar devrait revêtir, au regard de cette jurisprudence récente et inédite, la qualité de victime non-conductrice ; cette qualité lui sera éminemment favorable puisqu’en l’espèce, il demande la réparation de dommages corporels alors qu’il a commis une faute simple ayant contribué à leur survenance mais celle-ci ne lui sera donc pas opposable. 

Il a donc toutes les chances d’obtenir la réparation intégrale de ses différents préjudices.

■ Conclusion

Son professeur avait donc raison ; dans cette matière comme dans d’autres, l’esprit de la loi prévaut sur sa lettre. En effet, la volonté du célèbre rédacteur de la loi de 1985 était avant tout de protéger les victimes vulnérables contre les accidents de la route, a fortiori lorsqu’elles sont victimes de dommages corporels.

Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz

 

 

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