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Le cas du mois

L’avocat, toujours maître des horloges ?

[ 1 février 2022 ] Imprimer

Procédure civile

L’avocat, toujours maître des horloges ?

À peine un mois après la dernière rentrée universitaire, Nicolas H., le chargé de TD de droit civil de Désiré et d’Adhémar, avait été démis de ses fonctions par le président de l’université pour des faits de harcèlement sexuel auprès de plusieurs de ses étudiantes. 

Souhaitant contester cette décision, prise selon lui en l’absence de toute preuve tangible des faits qui lui étaient reprochés, il avait saisi le conseil de prud’hommes qui prononça, le 3 octobre 2021, son licenciement pour faute. Pour faire appel de ce jugement, ce dernier avait en même temps jugé bon de faire appel à un grand cabinet spécialisé : au regard de l’importance des dossiers déposés par chacune des plaignantes, du nombre de pièces communiquées et de la complexité de la procédure inhérente à ce genre d’affaires, il ne pouvait selon lui se défendre efficacement qu’en ayant recours à un spécialiste réputé. 

Au sein du cabinet de grande renommée vers lequel il s’était tourné, il avait alors choisi, parmi la trentaine de personnes formant l’équipe dédiée au droit social, un avocat qu’il avait récemment entendu à la télévision, et qui lui avait fait forte impression. A juste titre : prenant rapidement l’affaire en mains, ce dernier forma appel dès le 5 octobre, soit deux jours seulement après le prononcé du jugement prud’homal. Manque de chance, alors qu’il était sur le point d’achever ses conclusions, l’avocat de Nicolas H., dut être hospitalisé, le 10 octobre, pour cause de dépression. Pour rattraper le retard auquel sa longue durée d’hospitalisation l’avait condamné, il avait, dès sa sortie de l’hôpital, le 15 janvier 2022, transmis ses conclusions d’appel par lettre recommandée, enregistrées au greffe deux jours plus tard. Mais faute d’avoir conclu dans le délai de trois mois imparti, l’avocat se vit opposer la caducité de sa déclaration d’appel, la cour étant restée indifférente au prétendu cas de force majeure, tiré de son état de santé, qu’il avait tenté d’exploiter pour échapper à cette sanction. 

Soutenant de toutes leurs forces la décision de licenciement de ce prédateur sexuel, Désiré et Adhémar s’étaient réjouis de cet incident de parcours judiciaire. Malheureusement, ils viennent d’apprendre que l’avocat de Nicolas H. entend se pourvoir en cassation, certain que, certificat médical à l’appui, la Haute juridiction jugera d’évidence que son cas relève de la force majeure, ce que les juges du fond auraient, selon lui, délibérément feint d’ignorer pour maintenir en l’état la décision de son licenciement dont la nature des faits l’ayant justifiée les aurait, époque oblige, conduits à manquer à leur devoir d’impartialité.

Les deux cousins sont inquiets : et si l’avocat de leur chargé de TD avait raison ? 

« À mon avis, c’est fichu », déplore Désiré. « Son avocat était clairement dans l’impossibilité de conclure à temps. Il est tombé malade, ce qu’il ne pouvait ni prévoir, ni empêcher, ni surmonter. T’appelles ça comment toi, à part un cas de force majeure ? ».

Avec son optimisme légendaire, Adhémar lui oppose que l’avocat de leur chargé de TD, qui n’est ni civiliste ni processualiste, se méprend peut-être en jugeant son cas comme relevant de la force majeure et qu’en toutes hypothèses, étant donné qu’il travaille au sein d’une équipe d’avocats de la même spécialité que lui, il aurait très bien pu demander à l’un ou plusieurs de ses confrères de le suppléer temporairement pour qu’il puisse conclure à temps. 

« Bref, contrairement à toi, je pense qu’il lui était peut-être difficile de conclure à temps, mais pas insurmontable », temporise Adhémar pour remonter le moral de son cousin. « Je ne sais pas… J’entends tes arguments, qui sont convaincants, mais comment dire, dans cette affaire, qui me semble perdue d’avance, je ressens comme de mauvaises ondes… », confesse-t-il. 

Et vous, vous êtes sur quelle fréquence ?

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■ Sélection des faits : Souhaitant contester un jugement du conseil de prud’hommes ayant prononcé son licenciement, le chargé de TD de Désiré et d’Adhémar interjette appel le 5 octobre 2021, par l’intermédiaire d’un avocat exerçant au sein d’un grand cabinet notamment composé d’une importante équipe en droit social dont il fait partie. En raison d’ennuis de santé justifiant quelques jours plus tard son hospitalisation, son avocat ne transmet ses conclusions d’appel à la cour que le 15 janvier 2022. La juridiction du second degré déclare sa déclaration caduque faute d’une notification des conclusions dans les délais et rejette l’argument tiré de la force majeure. L’avocat entend se pourvoir en cassation contre cette décision pour soutenir le caractère constitutif de la force majeure que revêtiraient ses ennuis de santé, l’ayant empêché de conclure à temps. 

 Qualification des faits : Souhaitant contester un jugement du conseil de prud’hommes dans le cadre d’un licenciement individuel pour faute, un vacataire contractuel avait fait appel à un avocat spécialiste en droit du travail, ayant interjeté appel le 5 octobre 2021. Empêché d’agir plus tôt en raison d’ennuis de santé ayant justifié son hospitalisation, ce dernier, exerçant au sein d’un cabinet notamment composé d’un département spécialisé en droit social, ne transmit ses conclusions d’appel que le 15 janvier 2022, soit au-delà du délai de trois mois légalement prévu (C. pr. civ., art. 908). Faute d’une notification des conclusions dans le délai imparti et d’éléments constitutifs d’un cas de force majeure, la cour d’appel prononça la caducité de sa déclaration d’appel. L’avocat prévoit de former un pourvoi en cassation pour soutenir au contraire que son cas relève bien de la force majeure.

 Problème de droit : Un avocat exerçant au sein d’un cabinet composé notamment d’un département spécialisé en droit social auquel il appartient, lequel aurait été susceptible de le suppléer en cas d’empêchement dû à son état de santé, peut-il néanmoins invoquer la force majeure pour échapper à la caducité de sa déclaration d’appel encourue pour non-respect du délai légalement imparti pour conclure ? 

■ Majeure

Selon l’article 910-3 du code de procédure civile, en cas de force majeure, le président de la chambre ou le conseiller de la mise en état peut écarter l’application des sanctions prévues aux articles 905-2 et 908 à 911.

Constitue, au sens de ce texte, un cas de force majeure la circonstance non imputable au fait de la partie et qui revêt pour elle un caractère insurmontable.

● Notion de force majeure - La jurisprudence est venue préciser l’approche processualiste de la notion de force majeure prévue, depuis 2017, par ce texte. Dans un premier arrêt de principe du 25 mars 2021, la Cour de cassation l’avait pour la première fois définie comme la circonstance non imputable au fait de la partie et qui revêt pour elle un caractère insurmontable (Civ. 2e, 25 mars 2021, n° 20-10.654). La notion différait donc en partie de celle retenue en droit civil, notamment par l’inexistence du critère de l’imprévisibilité (sur les critères de la force majeure, v. Cass., Ass. plén., 14 avr. 2006, nos 04-18.902 et 02-11.168). La procédure civile a donc sa propre définition de la force majeure : en relève la circonstance non imputable au fait de la partie et qui revêt pour elle un caractère insurmontable

● Appréciation de la force majeure - Si la définition de la force majeure procédurale est claire, elle fait toutefois l’objet en jurisprudence d’une application contrastée, principalement en ce qui concerne l’état de santé, cause la plus fréquemment invoquée. L’avocat étant censé être toujours guidé par le souci de l’interruption du délai, la jurisprudence dominante se montre en conséquence rétive à assimiler l’empêchement à conclure dans les délais, même causé par des ennuis de santé non imputables à sa victime, à un cas de force majeure. Pour le dire autrement, c’est le caractère insurmontable de l’événement qui peine à être retenu. Dès le premier arrêt précité du 25 mars, où était discuté le fait de savoir si les conclusions, dont l’absence de notification dans le délai imposé n’était déjà pas justifiée par un certificat médical de l’avocat prétendument empêché pour raisons de santé, pouvaient être retardées dans l’attente d’un rapport d’expertise invoqué comme absolument nécessaire pour conclure, la Cour avait écarté la force majeure au motif qu’il suffisait à l’avocat de conclure en concentrant ses prétentions, quitte à viser dans ses écritures l’attente de ce rapport d’expertise, d’autant plus que cette carence ne l’avait pas empêché de conclure en première instance. Autrement dit, l’avocat malade avait été sans doute en difficulté, mais non dans l’impossibilité, de conclure dans le délai imparti.

Par un arrêt du 2 décembre dernier (Civ. 2e, 2 déc. 2021, n° 20-18-.732), le rejet de la force majeure en considération de l’état de santé de l’avocat vient confirmer la sévérité du contrôle opéré par la Haute cour sur l’appréciation, in concreto et souveraine en cette matière, des juges du fond. Dans un contexte proche de celui ici rapporté, la deuxième chambre civile souligne le support dont l’avocat empêché pour raisons de santé avait pu bénéficier au sein de son cabinet (une trentaine de personnes, une équipe dédiée en droit social). Et l’arrêt d’ajouter « que c’est le jour même de son rétablissement (…) qu’il a adressé à la cour ses conclusions », particulièrement denses, ce qui supposait qu’il avait bénéficié d’un support, eu égard à son état de santé. Plus précisément, l’importance des dossiers, du travail accompli, des pièces communiquées et la complexité de la procédure étaient autant d’éléments qui attestaient de l’aide dont l’avocat avait pu bénéficier en amont de la notification.

● Conditions de la force majeure procédurale - De ces deux décisions résultent deux conditions constitutives de la force majeure procédurale susceptible d’être invoquée par l’avocat : la preuve d’un état de santé constitutif d’un empêchement de procéder à la notification des conclusions dans le délai imparti pour conclure (trois mois ou un mois selon que la procédure est soumise à la voie classique ou à bref délai) et, condition cumulative, que personne ne pouvait le suppléer durant ce temps précis.

Il est à noter que cette exigence de la Cour n’est pas nouvelle. En effet, avant même l’avènement de la force majeure en procédure civile, la Cour de cassation avait déjà jugé « qu’ayant exactement retenu que la maladie de l’avocat d’une partie, ou le traitement médical que celui-ci doit suivre, ne sont pas une cause d’interruption de l’instance, c’est sans encourir le grief du moyen que la cour d’appel a retenu que la déclaration d’appel était caduque » (Civ. 2e, 13 oct. 2016, n° 15-21.307).

Enfin, doit être observé le fait que rares sont les arrêts ayant retenu la force majeure en de telles circonstances. Parmi eux, on peut toutefois citer un arrêt de la cour d’appel de Nancy ayant retenu qu’il était démontré que l’avocat n’avait pas pu conclure dans le délai qui lui était imparti en raison d’une hospitalisation pour dépression qui ne pouvait lui être imputée. Et la cour d’appel de retenir plus particulièrement que « (l)a circonstance que le cabinet au sein duquel travaille Me G… emploie plusieurs avocats n’enlève rien au caractère insurmontable de l’empêchement dans lequel il s’est trouvé de produire des conclusions dans les délais, car cette pluralité d’avocats au sein du cabinet ne permet pas de présumer que tous ces avocats ont des compétences juridiques interchangeables et peuvent se substituer les uns les autres au pied levé. Enfin, il convient de souligner le délai particulièrement bref (un mois) imparti par l’article 905-2 du code de procédure civile, applicable en l’occurrence. Si un délai de trois mois peut faciliter le remplacement d’un confrère au sein d’un cabinet comprenant plusieurs avocats, il est compréhensible que la brièveté d’un délai d’un mois seulement ne le permette pas » (Nancy, 14 oct. 2021, n° 21/01616 ; v. aussi, pour des cas d’admission de la force majeure, Nîmes, 6 nov. 2018, n° 18/04133 ; Aix-en-Provence, 30 nov. 2018, n° 18/13028).

 Mineure : L’avocat de Nicolas H. pourra prouver son empêchement médical à conclure dans les temps mais même en présence d’un justificatif, au vu de la jurisprudence rendue en cette matière, l’on sait que la force majeure ne sera pas nécessairement retenue à son profit : il lui faudrait également prouver qu’aucun confrère ne pouvait le suppléer durant le temps de son empêchement, ce qui sera difficile à établir compte tenu du nombre d’avocats composant son équipe, l’identité de leur spécialité qui justifie que, même pour un dossier constitué pour l’un de ses clients personnels, l’un d’eux aurait pu le remplacer, d’autant plus que le délai ici en cause de trois mois devrait être jugé suffisant pour avoir permis d’effectuer ce remplacement, qui n’a pourtant pas été opéré. Enfin, le fait que l’avocat ait finalement transmis ses conclusions dès sa sortie de l’hôpital, alors même que le dossier était ample et la procédure complexe, pourrait être un argument défavorable à sa cause ; en effet, l’argument de l’ampleur du travail accompli, accréditant l’idée qu’il avait bien bénéficié d’un support de son équipe, eu égard à son état de santé, devrait se retourner contre lui. Les faits litigieux rappelant ceux ayant donné lieu à l’arrêt précité rendu par la deuxième chambre civile le 2 décembre dernier, il est fort probable que la Cour de cassation y apporte une solution similaire, à savoir que l’avocat qui exerce au sein d’une équipe nombreuse et de la même spécialité, laquelle était en mesure de le suppléer en cas d’empêchement dû à son état de santé et de suivre ses instructions, ne saurait invoquer la force majeure pour échapper à la caducité de sa déclaration d’appel encourue pour non-respect de son délai pour conclure.

 Conclusion : L’avocat de Nicolas H. risque de voir la caducité de sa déclaration d’appel confirmée de même que, par voie de conséquence, la décision de son licenciement ce qui serait, pour le bonheur des deux cousins et la sécurité de leurs amies, bienvenu et salutaire.

Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz

 

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