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Le cas du mois
Droit de la responsabilité civile
Le futur n’est jamais certain
Au sein de l’association « Jeunes travailleurs en difficulté » à laquelle Désiré et Adhémar ont récemment adhéré, nos deux comparses ont récemment fait une rencontre qui les a profondément bouleversés.
Après avoir été victime, à l’âge de dix ans, d’un grave accident de la circulation, un jeune homme, aujourd’hui à peine plus âgé qu’eux, en a gardé des séquelles importantes : un affaiblissement de sa capacité visuelle conjugué à des troubles observés tant sur un plan neuronal que psychologique, justifiant que le déficit fonctionnel en résultant ait été estimé permanent, et à hauteur de 33 %. Malgré son handicap, il n’a jamais ménagé sa peine pour tenter d’exercer une activité professionnelle, s’inscrivant sans relâche à différentes formations professionnelles, acceptant tous les travaux qui lui était proposés, même en CCD ou en intérim et persévérant dans ses recherches d'emploi qu’il voudrait, c’est bien normal, qualifié et à durée indéterminée. Malheureusement, il n’avait jamais pu obtenir d’emploi stable, ses quelques contrats à temps plein n’ayant été que de très courte durée ou résiliés avant le terme prévu. Forcé d’admettre que ses séquelles l'empêcheront toujours d'exercer, conformément à ses vœux, un emploi qualifié à temps plein, alors même qu’avant son accident, il était un excellent élève et qu’en dépit de ses séquelles, il avait ensuite réussi à obtenir un CAP d’ingénieur technique et conservé son aptitude, même entravée, à travailler, il entend demander en justice l’indemnisation de ses préjudices, actuels et futurs. Concernant ces derniers, il s’interroge néanmoins sur deux points principaux : d’une part, il craint de ne pas pouvoir obtenir d’indemnisation pour un dommage qui n’a pas encore eu lieu, même s’il le sait certain ; dans la ligne de cette première interrogation, il doute de pouvoir obtenir auprès des assurances une indemnisation pleine et entière de son préjudice à venir ne s’étant pas, logiquement, encore réalisé.
Débordés par leur travail universitaire, Désiré et Adhémar n’ont plus l’occasion de se rendre à l’association aussi souvent qu’auparavant, et craignent alors de ne pas disposer du temps nécessaire pour répondre aux questions qui taraudent ce nouveau venu auquel ils aimeraient néanmoins apporter l’aide qu’il mérite. Comme de coutume, ils comptent sur vous pour les épauler.
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Sélection des faits : Un jeune homme a été victime, durant l’enfance, d’un accident de la circulation dont il a gardé des séquelles oculaires et neuropsychologiques entraînant un déficit fonctionnel permanent de 33 %. Jusqu’alors très bon élève, il avait obtenu un CAP puis cherché à exercer, malgré son handicap, une activité professionnelle stable. Or malgré ses multiples efforts de formation et de recherches d'emploi, il ne parvient toujours pas à obtenir un emploi fixe à durée indéterminée, ses quelques contrats à temps plein n'ayant été que de très courte durée (moins de deux mois) ou résiliés avant le terme prévu. Il estime subir un préjudice professionnel dont il voudrait demander réparation.
Qualification des faits : La victime d’un accident de la circulation - survenu durant son enfance -en a conservé diverses séquelles, ayant entraîné un déficit fonctionnel permanent de 33 %. Au-delà de ces suites dommageables, elle subit un préjudice professionnel né de l’insuccès de ses démarches, pourtant multiples et répétées, en vue d’obtenir un emploi fixe à durée indéterminée : malgré ses efforts de formation et de recherche d'emploi, elle ne parvient pas à obtenir un emploi fixe à durée indéterminée, cumulant des contrats précaires auxquels la réussite de son parcours scolaire et sa volonté de formation ne le destinaient pourtant pas.
La pluralité de ses handicaps le privant de la possibilité d'exercer un emploi qualifié à temps plein, elle entend demander la réparation des préjudices actuels et futurs en résultant.
Problème de droit : A quelles conditions et selon quelles modalités d’évaluation un préjudice professionnel futur est-il réparable ?
Majeure
■ Le principe de la réparation - En droit commun de la responsabilité extracontractuelle, la certitude du préjudice fait partie des conditions, communes à toute responsabilité de cette nature, de sa réparabilité. La victime ne peut obtenir réparation du préjudice que si son existence est certaine. Elle doit donc en apporter la preuve, un préjudice purement éventuel, hypothétique, ne pouvant donner lieu à indemnisation.
Une telle exigence n’exclut cependant pas la réparation d’un préjudice futur, à la condition que son existence soit certaine. Ainsi la perte de chance, qui consiste en la disparition certaine d’une espérance future, peut-elle être réparée : s’il est impossible de savoir avec certitude si cet espoir se serait réalisé en l’absence du fait dommageable, l’anéantissement, par la survenance de ce fait, de cette éventualité favorable ne fait, en revanche, point de doute.
Partant, si le caractère incertain du résultat escompté ne constitue pas en soi un obstacle à l’indemnisation, celle-ci, pour être obtenue, suppose néanmoins d’établir que la chance perdue était suffisamment sérieuse et qu’elle fut effectivement anéantie par l’événement dommageable : comme l’a affirmé la Cour de cassation, « seule constitue une perte de chance réparable la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable » (Civ. 1re, 21 nov. 2006, n° 05-15.674). « (L)’élément de préjudice constitué par la perte d’une chance présente un caractère direct et certain chaque fois qu’est constatée la disparition, par l’effet du délit, de la probabilité d’un événement favorable – encore que, par définition, la réalisation d’une chance ne soit jamais certaine » (Crim. 6 juin 1990, n° 89-83.703). C’est donc ici que se retrouve, malgré l’incertitude des espoirs perdus, le caractère certain, nécessaire à la réparation du dommage.
Ainsi en est-il par exemple d’un avocat qui, par sa faute professionnelle, n’a pas formé appel dans les délais. L’issue de cette voie de recours étant par essence incertaine, le juge répare alors, non la perte du droit (préjudice incertain) mais la perte de chance d’agir en justice, quant à elle certaine.
Les tribunaux indemnisent donc la perte de chance, préjudice futur, à la condition qu’elle soit certaine. Ils examinent donc les faits pour savoir si une chance réelle existait, et si elle a été perdue. En particulier, la perte de chance professionnelle n’ouvre droit à réparation que si le juge estime qu’en l’absence du fait dommageable, l’espoir de la victime d’accéder à la profession envisagée, loin d’être hypothétique, était justifié, eu égard à son parcours global (scolarité, niveau d’études, formations, éventuelles activités professionnelles antérieures) qui lui offrait de réelles chances d’embrasser la carrière envisagée. Au contraire, si le juge considère que même en l’absence du fait dommageable, la chance d’exercer l’activité professionnelle souhaitée est trop faible ou difficile à mesurer pour être jugée réparable, celle-ci sera jugée hypothétique et partant, irréparable.
■ L’étendue de la réparation – Même réparée, la perte de chance n’ouvre droit qu’à une indemnisation inférieure, dans son quantum, à celle normalement allouée en cas de préjudice certain. Ainsi, l’étudiant en droit, victime d’un dommage corporel qui le laisse invalide, ne peut voir sa perte de chance professionnelle indemnisée sur la base du salaire d’un magistrat. Il peut en revanche être indemnisé, dans une moindre mesure, de la perte de chance de devenir magistrat.
Ceci étant dit, la perte de chance obéit, comme n’importe quel autre préjudice, au principe de la réparation intégrale, sans perte ni profit pour la victime. À ce titre, la victime d’une perte de chance professionnelle est en droit d’obtenir la réparation intégrale de la perte de gains professionnels futurs (PGPF). Celle-ci s’évalue par référence à la valeur statistique du salaire médian que la victime aurait pu percevoir, déduction faite de sa capacité de gains mensuelle résultant des avis d'imposition produits. Autrement dit, l’indemnisation finale correspond à la différence entre le salaire médian qu'elle aurait pu percevoir et sa capacité de gains résultant de ses avis d'imposition (Civ. 2e, 14 oct. 2021, n° 20-13.537).
Mineure
En l’espèce, la perte de chance professionnelle semble bien certaine : bien que le dommage soit survenu lorsque la victime, enfant, n’exerçait aucune activité professionnelle, cet élément est indifférent dès lors qu’il en a conservé des séquelles actuelles le privant effectivement de l’opportunité d’obtenir un emploi qualifié, ce à quoi il aurait certainement accédé s’il n’avait pas été victime de cet accident, comme en témoigne son parcours : réussite scolaire, obtention d’un diplôme, volonté de formation et d’activité professionnelle, en dépit de son handicap : il peut raisonnablement être admis, au vu de l’ensemble de ces éléments, qu'en l’absence des suites dommageables de l’accident dont il fut victime, il aurait bénéficié d'une formation professionnelle lui permettant d'accéder à un emploi qualifié. En effet, dans la mesure où les projets de la victime n’étaient pas inaccessibles mais possiblement réalisables et où le fait dommageable se présente comme la cause directe de la nécessité d’y renoncer, la certitude du préjudice peut être établie : il existait un espoir et celui-ci s’est éteint. Indubitable, sa perte de chance professionnelle constitue un préjudice certain alors susceptible d’être indemnisé.
Cette perte de chance d'exercer un emploi qualifié à temps plein se traduit par une perte de gains professionnels futurs, à raison des difficultés à occuper comme à conserver un emploi à la hauteur de celui qui aurait pu être le sien si l'accident ne s'était pas produit.
Comme ceci fut précisé dans un arrêt récent de la Cour de cassation rendu dans une affaire rappelant les faits ici relatés (Civ. 2e, 14 oct. 2021, préc.), cette perte de chance professionnelle devra être calculée sur la base du revenu médian français, déduction faite des salaires perçus au titre des différents postes occupés.
Conclusion
Une indemnité au titre de la perte des gains professionnels futurs sera très probablement allouée au membre de l’association des deux cousins, qui sera évaluée par différence entre le salaire médian qu'il aurait pu percevoir et sa capacité de gains résultant de ses avis d'imposition.
Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz
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