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Le cas du mois
Droit civil
Le voile se lève…
Dans l'attente de sa réintégration au lycée Le Grand Petit Louis, Norah Ad Lavnir, la camarade d'Adhémar et de Désiré (v. le cas du mois précédent), a bien des difficultés à poursuivre, à distance, sa scolarité. N'écoutant que leur courage (et, il faut bien l'avouer, un petit penchant pour la jeune insoumise), les deux cousins décident de l'aider...
Rendez-vous est donc pris, chaque mercredi, dans un café de la place Denfert-Rochereau, pour faire un point sur les cours (comme sur les potins et bruits de couloir agitant Le Grand Petit Louis). Les rencontres s'enchaînent ainsi au rythme des semaines, chaque entrevue devenant l'occasion de disserter sur les sujets les plus divers.
Un jour, alors que Désiré pérore, comme à son habitude, sur les mérites de la théorie kantienne de la connaissance, Adhémar, constatant le mutisme — parfaitement inhabituel — de la jeune femme, n'hésite pas à l'interpeller à ce sujet. Embarrassée, Norah confie alors à ses amis la cause de ses tracas : adepte de pratiques de modifications corporelles, elle s'est récemment fait « piercer » la langue ; mais voilà, presque trois jours plus tard, elle continue de souffrir le martyr, les douleurs s'accompagnant désormais de fortes fièvres. Elle leur avoue qu'elle hésite à « demander des comptes » à Hector Sionnaire, son « pierceur », qui lui avait pourtant assuré qu'il pratiquait son activité « dans les règles » et qu'elle ne risquait aucune infection.
Vous êtes aussi surpris qu'Adhémar et Désiré sur ces révélations concernant la « face cachée » de Norah et cherchez à l'aider, en déterminant la responsabilité d’Hector.
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Il est temps de répondre à l'épineuse question suivante : quelles sont les possibilités d'agir pour Norah ?
Les pratiques de perçage corporel (et de tatouage par effraction cutanée) sont régies par un décret du 19 février 2008, dont les dispositions figurent aux articles R. 1311-1 à R. 1312-13 du Code de la santé publique. Ce texte comporte des dispositions sur le tatouage et le perçage corporel sans pistolet, des dispositions spécifiques au perçage du pavillon de l'oreille et de l'aile du nez en cas de recours à la technique du pistolet perce-oreille ainsi que des dispositions communes à l'ensemble de ces techniques.
S'agissant du tatouage et du perçage corporel, le décret pose une double obligation :
– de déclaration d'activité auprès du préfet du département (art. R. 1311-2 CSP) ;
– et de formation aux conditions d'hygiène et de salubrité (art. R. 1311-3 CSP).
Il est également prévu que la mise en œuvre de ces techniques s'exerce « dans les règles générales d'hygiène et de sécurité » et qu'elle respecte deux règles particulières : l'utilisation d'un matériel à usage unique et stérile ou stérilisé avant chaque utilisation, dans des locaux spécialement aménagés (dans une salle exclusivement réservée à cette pratique ; art. R. 1311-4 CSP).
Au titre des dispositions communes, il est précisé que :
– les tiges utilisées lors d'un perçage, avant et après cicatrisation, doivent être « conformes aux dispositions de l'article R. 5132-45 et autres textes réglementaires relatifs au nickel pris pour son application » (art. R. 1311-10, al. 2) ;
– pour les personnes mineures, le consentement écrit d'une personne titulaire de l'autorité parentale est requis (la preuve de ce consentement devant pouvoir être fournie aux autorités de contrôle pendant trois ans ; art. R. 1311-11) ;
– perceurs et tatoueurs sont soumis à l'obligation d'informer les clients, préalablement à la réalisation de la technique, des risques auxquels ils s'exposent et, postérieurement à sa réalisation, des précautions à respecter (art. R. 1311-12) ; cette information, remise par écrit aux clients, est affichée de manière visible dans les locaux.
Ces obligations sont assorties de sanctions pénales : l'article R. 1312-9 sanctionne d'une contravention de la 5e classe (1 500 euros d'amende, voire 3 000 en cas de récidive ; art. 131-13 C. pén.) le fait de mettre en œuvre une technique de perçage corporel :
1° sans avoir déclaré son activité ;
2° sans respecter les conditions hygiène et de salubrité ;
3° sans avoir reçu de formation ;
4° sans procéder à l'information et à l'affichage requis ;
5° sans respecter les dispositions de l'article R. 1311-5 relatives au traitement des déchets ;
6° en utilisant des produits ou matériaux non conformes ;
7° sur un mineur sans avoir préalablement recueilli l'accord du titulaire de l'autorité parentale ou du tuteur.
Une peine complémentaire de confiscation de la chose qui a servi ou était destinée à commettre l'infraction ou de la chose qui en est le produit est prévue (art. R. 1312-11 CSP). Les personnes morales peuvent être déclarées pénalement responsables ; elles encourent, le cas échéant, l'amende, dans les conditions prévues par l'article 131-41 du Code pénal (montant égal au quintuple de celui prévu pour les personnes physiques) et la peine complémentaire de confiscation.
Concrètement, il nous manque des précisions sur les conditions dans lesquelles Hector a percé la langue de Norah ; si celui-ci a enfreint ne serait-ce qu'une des obligations légales décrites, il pourra être poursuivi sur le fondement des dispositions du Code de la santé publique. Norah peut donc, dans un premier temps, dénoncer aux autorités compétentes (inspecteurs du ministère de la Santé, agents de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, des directions générales des douanes et des impôts), les pratiques qui lui paraissent contraires aux obligations réglementaires, et plusieurs contraventions pourront, le cas échéant, être prononcées (pour plusieurs pratiques illégales différentes ou la réitération d'un même comportement).
Pour obtenir la réparation de son préjudice personnel (par le biais de l'action civile proprement dite), Norah peut invoquer les règles du droit commun de la responsabilité civile. Une infection s'étant produite, on peut spontanément penser au non-respect des règles d'hygiène ; au-delà du déroulement du perçage lui-même (utilisation de tiges conformes, d'un matériel stérilisé etc.), il restera à déterminer les conditions dans lesquelles Hector a, notamment, correctement informé Norah sur les précautions à respecter après perçage.
Quel régime de responsabilité (contractuelle/extracontractuelle) Norah doit-elle invoquer ?
Il existe a priori un contrat : Norah a versé une somme d’argent en contrepartie d’une prestation. Ce qui conduit à privilégier la responsabilité contractuelle (art. 1147 C. civ.). Celle-ci suppose la réunion d'une faute (inexécution d'une obligation contractuelle), d'un préjudice et d'un lien de causalité.
Les éléments du décret sont, ici, susceptibles de matérialiser une ou plusieurs fautes (v. supra). Au regard de la nature des obligations posées, applicables à des personnes n'entrant pas dans la catégorie des professionnels de santé, et précisément destinées à encadrer des pratiques « à risques » à visée purement esthétique (et non thérapeutique), on peut penser qu'elles relèvent du régime des obligations de résultat. Dans cette logique, il suffirait à Norah de démontrer que la prestation a mal été exécutée (que le résultat attendu n'est pas atteint) pour engager la responsabilité d'Hector.
Le préjudice subi par Norah est un préjudice corporel résultant d'une atteinte à son intégrité physique ; dans sa dimension morale, un pretium doloris et un préjudice esthétique peuvent être invoqués (éventuellement un préjudice d'agrément) ; d'un point de vue matériel ou économique, Norah sera certainement amenée — si ce n'est pas déjà fait — à consulter un médecin ; elle s'expose donc a priori à des frais médicaux, a minima, pour le traitement de l'infection (le médecin pourra, dans un premier temps, dresser une incapacité temporaire totale — en cas de perte du langage, par exemple — puis, au jour de la consolidation, une incapacité permanente partielle — en cas, imaginons le pire, de séquelles irréversibles). Son préjudice est légitime, certain, direct et personnel. On peut considérer que celui-ci était également prévisible (art. 1150 C. civ.).
Un lien de causalité devra, enfin, être établi entre les manquements invoqués et le dommage subi (art. 1151 C. civ.). En l'espèce, le préjudice apparaît bien comme la suite immédiate et directe des manquements d'Hector. S'agissant, en outre, d'obligations de résultat, il est possible de considérer qu'elles comportent implicitement une présomption de causalité (v. Civ. 1re, 2 févr. 1994).
Pour sa défense, Hector pourra, de son côté, tenter de prouver que Norah n'a pas respecté les précautions post-perçage (et établir une faute de la victime) pour entraîner un partage de responsabilité.
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Précisions
■ Règles propres à la réparation du dommage causé par une infraction pénale (Ph. Bihr, Droit civil général, Dalloz, 17e éd., 2008, coll. « Mémento », p. 220) :
– L’action en réparation du préjudice subi du fait d’une infraction s’exerce soit devant le juge civil, soit devant le juge pénal (l’action civile est l’accessoire de l’action publique exercée par le ministère public).
– Le criminel tient le civil en l’état (art. 4, al. 2, C. pr. pén.) : le juge civil saisi d'une demande en réparation doit, lorsque l'action publique a été mise en mouvement, attendre pour prononcer son jugement, que la décision répressive ait été rendue.
– La chose jugée au pénal a autorité au civil (art. 4-1 C. pr. pén.) : la condamnation pénale impose la constatation d'une faute civile (en revanche, la relaxe pénale n'empêche pas l'établissement de la faute civile ; Civ. 1re, 30 janv. 2001).
– Il faut, devant le juge pénal, veiller à agir dans le délai de prescription de l’action publique (qui est de 10 ans pour les crimes, de 3 ans pour les délits et d’un an pour les contraventions ; art. 7, 8 et 9 C. pr. pén.).
■ Incidence de l'éventuelle minorité de Norah (elle est lycéenne)
Hector devra avoir recueilli le consentement écrit d'une personne titulaire de l'autorité parentale ; à défaut, c'est une nouvelle faute qui pourra lui être reprochée.
Capacité à agir du mineur : le mineur est en principe incapable d'ester en justice et doit être représenté par ses parents (ou un tuteur ou un mandataire ad hoc).
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Références
Article R. 1311-2
« Les personnes qui mettent en œuvre les techniques citées à l'article R. 1311-1 déclarent cette activité auprès du préfet du département du lieu d'exercice de cette activité. La cessation de cette activité est déclarée auprès de la même autorité. Les modalités de ces déclarations sont fixées par arrêté du ministre chargé de la santé. »
Article R. 1311-3
« Les personnes qui mettent en œuvre les techniques citées à l'article R. 1311-1 doivent avoir suivi une formation aux conditions d'hygiène et de salubrité prévues par l'article R. 1311-4. Un arrêté du ministre chargé de la santé détermine les catégories d'établissements et les organismes habilités par le représentant de l'État dans la région à délivrer cette formation, ainsi que le contenu de celle-ci et les diplômes acceptés en équivalence. »
Article R. 1311-4
« La mise en œuvre des techniques mentionnées à l'article R. 1311-1 s'exerce dans le respect des règles générales d'hygiène et de salubrité. Elle respecte en particulier les règles suivantes :
– le matériel pénétrant la barrière cutanée ou entrant en contact avec la peau ou la muqueuse du client et les supports directs de ce matériel sont soit à usage unique et stériles, soit stérilisés avant chaque utilisation ;
– les locaux comprennent une salle exclusivement réservée à la réalisation de ces techniques.
Les modalités d'application du présent article sont fixées par arrêté du ministre chargé de la santé. »
■ Article 131-13 du Code pénal
« Constituent des contraventions les infractions que la loi punit d'une amende n'excédant pas 3 000 euros.
Le montant de l'amende est le suivant :
1° 38 euros au plus pour les contraventions de la 1re classe ;
2° 150 euros au plus pour les contraventions de la 2e classe ;
3° 450 euros au plus pour les contraventions de la 3e classe ;
4° 750 euros au plus pour les contraventions de la 4e classe ;
5° 1 500 euros au plus pour les contraventions de la 5e classe, montant qui peut être porté à 3 000 euros en cas de récidive lorsque le règlement le prévoit, hors les cas où la loi prévoit que la récidive de la contravention constitue un délit. »
■ Civ. 1re, 2 févr. 1994, Bull. civ. I, no 41 ; JCP 1994. II. 22294, note Delebecque.
■ Civ. 1re, 30 janv. 2001, Bull. civ. I, n° 19 ; JCP G 2001. 1. 338, obs. Viney ; RTD civ. 2001. 376, obs. Jourdain.
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