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Le cas du mois
Droit pénal spécial
Les vicissitudes du statut de geek : posséder les objets dernier cri à tout prix !
Adhémar en a assez d’entendre les travaux près de chez lui (v. le cas du mois précédent). Il propose à Maria de partir aux États-Unis, assouvir leur passion commune pour le progrès numérique : posséder la dernière « tablette multimédia » du géant informatique « Poire Software company », disponible uniquement sur le territoire américain…
Maria — qui est en vacances pour deux semaines — est enthousiaste. Par contre, elle n’est pas certaine de pouvoir assumer le prix du billet d’avion et celui de l’objet tant convoité… Tant pis, elle se connecte sur un site Internet très populaire, et trouve un exemplaire de la tablette en vente à un prix ridiculement bas. Après avoir pris contact avec le vendeur, elle et Adhémar partent tranquillement vers New York, profiter de Central Park, des klaxons de la Ve avenue et des comédies musicales de Broadway.
Une fois sur place, ils se rendent au lieu de rendez-vous fixé par le vendeur. Un terrain vague dans Harlem, où se déroule — sans encombre — la transaction : 80 dollars en liquide pour la tablette, sans emballage ni facture… Rien à voir avec le prix du marché (700 dollars soit environ 500 euros).
De retour en France, Maria parle à qui veut l’entendre de cette fabuleuse affaire. Son oncle, un avocat renommé, lui pose quelques questions sur les conditions dans lesquelles s’est déroulé ce deal. Il craint que sa nièce puisse faire l’objet de poursuites en France, en raison du caractère « mystérieux » de la provenance de la tablette…
De plus, en fouillant dans les dossiers que contenait la tablette, Maria se rend compte qu’elle contient un memo ultra-confidentiel rédigé par les services secrets américains, et qui dévoile la vérité sur la mort d’une star de rock dans les années 60. Maria montre ce document à son cousin, qui diffuse aussitôt l’information sur « Twitter », en citant des passages du memo. Pour plus de sécurité, il effectue une copie du document sur son disque dur.
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Maria peut-elle être poursuivie en France ? Si oui, sous quelle qualification ?
La loi pénale française s’applique aux infractions commises, même en partie, sur le territoire de la République (article 113-2 du Code pénal). Cela signifie que Maria doit avoir commis un des faits constitutifs de l’infraction sur le territoire français.
Ici, il faut donc d’abord qualifier l’infraction commise par Maria, pour ensuite déterminer si l’un des faits constitutifs de l’infraction a été réalisé sur le territoire national.
Maria a acheté un objet à un prix bien en-deçà du prix du marché. Elle a payé en liquide, n’a pas eu de facture, ne connaît pas le nom du vendeur, et a reçu la chose dans un endroit peu fréquenté.
On peut légitimement penser que la tablette a été volée quelque part, pour que son vendeur prenne autant de précautions afin de vendre, à un prix très bas, un objet onéreux et très demandé.
Dès lors, on pense à l’infraction de recel, qui punit le fait pour une personne, de recevoir ou de détenir un objet provenant d’un crime ou d’un délit (art. 321-1 C. pén.).
- L’origine délictueuse de la chose
Pour que le recel soit constitué, il faut, au préalable, que la chose provienne d’un crime ou d’un délit. Il n’est pas nécessaire que l’auteur ait été puni par la justice, ou même identifié (v. Crim. 3 mars 1955). Il suffit que l’on puisse raisonnablement penser que la chose provient d’un crime ou d’un délit. Par contre, en pratique, il faudra nécessairement que les autorités françaises soient informées de l’infraction d’origine pour décider de poursuivre une infraction de recel (par une plainte déposée en France par la victime américaine, ou, plus probablement, une demande en provenance des autorités américaines suite à l’arrestation, aux Etats-Unis, du vendeur de la tablette).
- La détention
Le fait de conserver la chose issue d’un crime ou d’un délit est un élément constitutif de l’infraction de recel, et elle a bien eu lieu sur le territoire français, depuis le retour de Maria. En effet, selon une jurisprudence de 1922, les juridictions françaises sont compétentes pour connaître du recel lorsque la remise a eu lieu en France, ou bien lorsque le receleur a détenu la chose recelée en France. En l’espèce, Maria est revenue en France avec la tablette, qu’elle utilise régulièrement depuis. La loi pénale française est donc applicable, car la détention est constituée (v. aussi Crim. 26 sept. 2007).
- La chose recelée
En l’espèce, le problème se divise en deux sous questions. Concernant la tablette en elle-même, il s’agit bien d’une « chose » aux termes de l’article 321-1 C. pén. Cependant, on peut se demander si Maria commet également l’infraction de recel des informations contenues dans la tablette sous forme de fichiers informatiques, qui ne représentent pas une « chose ». La Cour de cassation, dans un arrêt de 1995, a posé le principe suivant : « Une information échappe aux prévisions de l’article 321-1 du Code pénal, qui ne réprime que le recel de choses ». Mais, dans un arrêt plus récent, elle a accepté le recel d’une disquette et de son « contenu informationnel » (v. par ex. Crim. 4 mars 2008). Ce qui pourrait laisser envisager une incrimination globale de recel, de la tablette et de son contenu informationnel.
- Sur l’élément intentionnel du recel
Maria doit avoir su que la tablette provenait d’un crime ou d’un délit (v. Crim. 20 oct. 1978). Mais cela ne veut pas dire qu’elle doit connaître les détails de l’infraction d’origine, ou sa qualification juridique. Ainsi, la jurisprudence a accepté la qualification de recel dans le cas d’une remise d’un objet de grande valeur, par un non professionnel (Crim. 19 déc. 1992), comme en l’espèce.
- La peine encourue
Le recel est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amendes. Le tribunal correctionnel compétent sera celui du lieu ou Maria a détenu la chose (Crim. 31 aout 1922).
Que risque le cousin de Maria ?
Dans l’arrêt du 4 mars 2008 (v. supra), la Cour de cassation avait accepté le recel d’un contenu informationnel, dans l’hypothèse ou le prévenu avait « copié sur un support matériel » des fichiers présents sur une chose issue d’une infraction. Ici, le cousin de Maria ayant copié sur son disque dur les informations contenues dans la tablette, il pourrait être poursuivi sur le fondement de recel d’informations recelées !
Cependant, une autre infraction semble avoir été commise par le cousin de Maria.
Concernant la diffusion d’informations couvertes par le secret défense américain.
Aux termes du Titre 18 de l’US Code, Partie I, chapitre 37, paragraphe 798, la publication d’informations confidentielles collectées par les services secrets américains est un crime passible de 10 ans de prison. Les Etats-Unis, mis au courant de la diffusion massive du contenu de la tablette, chercheront donc à poursuivre le cousin de Maria devant un tribunal américain.
Cependant, selon un principe bien implanté en droit français, la France refuse d’extrader ses ressortissants à l’étranger (avec une exception au niveau de l’Union européenne). Dès lors, au terme de l’article 3 du traité d’extradition entre la France et les Etats-Unis, la France peut proposer aux Etats-Unis de poursuivre en France le cousin de Maria.
Il faudra alors chercher une incrimination commune, pour qu’au terme de l’article 24 du Traité d’entraide judiciaire entre la France et les Etats-Unis, les autorités françaises puissent poursuivre le cousin de Maria.
Le droit pénal français incrimine les atteintes au secret de la défense nationale, et plus précisément l’article 413-10 du Code pénal, qui prévoit 7 ans de prison et 100 000 euros d’amendes pour la reproduction d’un fichier qui a le caractère de secret de la défense nationale.
Le cousin de Maria risque donc jusqu’à 7 ans de prison pour avoir diffusé le secret de la vie et de la mort d’une rock star américaine.
Références
■ Code pénal
« La loi pénale française est applicable aux infractions commises sur le territoire de la République.
L'infraction est réputée commise sur le territoire de la République dès lors qu'un de ses faits constitutifs a eu lieu sur ce territoire. »
« Le recel est le fait de dissimuler, de détenir ou de transmettre une chose, ou de faire office d'intermédiaire afin de la transmettre, en sachant que cette chose provient d'un crime ou d'un délit.
Constitue également un recel le fait, en connaissance de cause, de bénéficier, par tout moyen, du produit d'un crime ou d'un délit.
Le recel est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 375000 euros d'amende. »
« Est puni de sept ans d'emprisonnement et de 100 000 euros d'amende le fait, par toute personne dépositaire, soit par état ou profession, soit en raison d'une fonction ou d'une mission temporaire ou permanente, d'un procédé, objet, document, information, réseau informatique, donnée informatisée ou fichier qui a un caractère de secret de la défense nationale, soit de le détruire, détourner, soustraire ou de le reproduire, soit d'en donner l'accès à une personne non qualifiée ou de le porter à la connaissance du public ou d'une personne non qualifiée.
Est puni des mêmes peines le fait, par la personne dépositaire, d'avoir laissé accéder à, détruire, détourner, soustraire, reproduire ou divulguer le procédé, objet, document, information, réseau informatique, donnée informatisée ou fichier visé à l'alinéa précédent.
Lorsque la personne dépositaire a agi par imprudence ou négligence, l'infraction est punie de trois ans d'emprisonnement et de 45000 euros d'amende. »
■ Article 3 du Traité d’extradition entre la France et les Etats-Unis
« 1. L'Etat requis n'est pas tenu d'accorder l'extradition de l'un de ses ressortissants, mais le Pouvoir exécutif des Etats-Unis a la faculté de le faire, discrétionnairement, s'il le juge approprié. La nationalité de la personne réclamée est celle qu'elle possédait au moment de la commission de l'infraction.
2. Si la demande d'extradition est refusée uniquement parce que la personne réclamée est ressortissante de l'Etat requis, celui-ci soumet, sur la demande de l'Etat requérant, l'affaire à ses autorités compétentes pour l'exercice de l'action pénale. »
■ Traité d’entraide judiciaire en matière pénale entre la France et les Etats-Unis
Article 24. Dénonciation aux fins de poursuite
« 1. Chacun des Etats contractants peut transmettre à l'autre Etat toute pièce, dossier, ou document se rapportant à des faits pénalement répréhensibles en lui demandant de les soumettre à ses autorités compétentes aux fins de poursuites pénales lorsque les faits dont il s'agit relèvent de la compétence des deux Etats. Ces demandes sont transmises d'autorité centrale à autorité centrale.
2. L'Etat requis examine la possibilité d'engager des poursuites conformément à son droit interne.
3. L'Etat requis fait connaître à l'Etat requérant la suite donnée à cette demande et lui transmet, s'il y a lieu, une copie de la décision intervenue. »
■ Crim. 3 mars 1955, D. 1955. 329.
■ Crim. 26 sept. 2007 Bull. Crim. n° 224, RSC 2008. 69, obs. Fortis.
■ Crim. 19 déc. 1992, Dr. Pén. 1993, comm. 132.
■ Crim. 3 avr. 1995, Bull. crim. 142; D. 1995. Somm. 320, obs. Pradel.
■ Crim. 4 mars 2008, n° 07-84.002.
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