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Le cas du mois
Droit des obligations
L’heure, c’est l’heure !
Décidément, Désiré et Adhémar sont incorrigibles. Bien que récemment punis pour avoir enfreint les règles imposées par le premier confinement, voilà qu’ils se sont mis en tête, quitte à contourner une nouvelle fois les normes du second, de partir quelques jours à Lisbonne…
Cela étant, leur enthousiasme fut de courte durée. La foule de fraudeurs ou, la bonne foi étant présumée, de voyageurs autorisés présents à l’aéroport Charles de Gaulle les avait déjà quelque peu inquiétés. Il eût été trop bête d’attraper le virus dans la salle d’embarquement, eux qui, malgré leur absence de précautions, l’avaient jusqu’alors, miraculeusement, évité ! Mais ce désagrément ne fut rien en comparaison de celui qui les attendait. Pour des raisons encore inexpliquées, leur avion arriva à destination avec un retard de…4h17 minutes exactement ! Contrairement aux passagers, auxquels on avait interdit en toutes circonstances de quitter leur siège, le virus avait, quant à lui, bien eu le temps de circuler !
Et puis, indépendamment même de ce risque sanitaire, les deux cousins n’avaient jamais connu pareil retard !
« Une honte ! », pesta Désiré, alors qu’il profitait du soleil donnant sur la terrasse de leur charmante chambre d’hôtes portugaise.
« Ils vont voir ce qu’ils vont voir », surenchérit Adhémar, « on ne manquera pas de les attaquer ! Et avec un tel retard, j’imagine mal comment ils pourraient ne pas nous rembourser l’intégralité du prix des billets ! ».
« Détrompe-toi », l’avertir Désiré, « j’ai lu récemment un article sur un site d’actualité qui a l’air hyper pointu que les passagers qui arrivaient à destination même avec beaucoup de retard n’arrivaient pas toujours à obtenir une indemnisation ».
« Ça m’étonnerait ! », rétorqua Adhémar, « nous, pauvres petits consommateurs de voyages, aurions dû mal à être indemnisés par une grande compagnie aérienne ? J’y crois pas ! ».
« Eh bien tu devrais. Je me rappelle très bien de cet article, dont l’auteur contestait d’ailleurs le fait que les victimes avaient une charge probatoire assez lourde pour être effectivement indemnisés. Il donnait pour exemple la nécessité de fournir la carte d’embarquement alors que tout le monde sait qu’on la jette dès qu’on est sorti de l’avion ! Bref, tu vois que ce n’est pas si simple. Et donc que ce n’est pas gagné ! », le prévint Désiré.
« Bon, on va quand même se renseigner. Tu sais, sur les sites internet, ils racontent souvent n’importe quoi. Si ça se trouve, c’était une fake news ! », envisagea même Adhémar.
À vous, qui leur êtes de plus en plus indispensables, de les aider à démêler le vrai du faux…
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Sélection des faits : Désiré et Adhémar ont pris un avion. Arrivés à destination avec plus de quatre heures de retard, ils souhaitent engager la responsabilité de la compagnie aérienne auprès de laquelle ils ont réservé leurs billets, mais craignent, pour des raisons probatoires, de ne pas y parvenir.
Qualification des faits : Deux passagers d’un avion ayant atterri avec plus de quatre heures de retard souhaitent engager la responsabilité contractuelle de leur transporteur aérien et s’interrogent, dans cette perspective, sur la charge et l’objet de la preuve requis pour y parvenir.
Problème de droit : Quelles sont les règles de droit de la preuve applicables aux passagers victimes d’un vol retardé ?
Majeure : Sur un plan supranational, le droit européen confère aux passagers d'un vol retardé d’au moins trois heures à l'arrivée un droit à une indemnisation forfaitaire (Règl. CE 267/2004 du 11 févr. 2004 établissant des règles communes en matière d'indemnisation et d'assistance des passagers en cas de refus d'embarquement et d'annulation ou de retard important d'un vol, art. 6 et 7). Ce droit à indemnisation s'applique à condition que les passagers disposent d'une réservation confirmée pour le vol concerné et se présentent à l'enregistrement, sauf en cas d'annulation du vol (Règl. du 11 févr. 2004, art. 3, 2-a).
En droit interne, la Cour de cassation interprétait jusqu’à présent cette réglementation européenne, sur un plan probatoire, comme imposant au passager justifiant d'une réservation confirmée de faire également la preuve de sa présence à l'enregistrement, cette preuve n'étant pas apportée par la production d'une « attestation de retard » non nominative (Civ. 1re, 14 févr. 2018, n° 16-23.205 ; Civ. 1re, 1er oct. 2019 n° 18-20.491). Le droit à indemnisation du passager était donc soumis à la production de la carte d'embarquement ou du ticket d'enregistrement des bagages. Parfaitement conforme au droit commun de la preuve (« Celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver », C. civ., art. 1353, al. 1er), la solution conduisait cependant à limiter notablement, en pratique, le droit des passagers à l’indemnisation prévue par la réglementation européenne, faute pour les demandeurs de pouvoir fournir ces pièces, rarement conservées.
Pour cette raison, elle avait été invalidée par la Cour de justice européenne (CJUE, ord., 24 oct. 2019, n° 756/18), après que cette juridiction fut saisie par la voie préjudicielle par un tribunal d’instance français. Les juges européens avaient alors décidé que le règlement 261/2004, et notamment son article 3, § 2, a, « doit être interprété en ce sens que des passagers d’un vol retardé de trois heures ou plus à son arrivée et possédant une réservation confirmée pour ce vol ne peuvent pas se voir refuser l’indemnisation en vertu de ce règlement au seul motif qu’à l’occasion de leur demande d’indemnisation, ils n’ont pas prouvé leur présence à l’enregistrement pour ce vol, notamment au moyen de la carte d’embarquement, à moins qu’il soit démontré que ces passagers n’ont pas été transportés sur le vol retardé en cause, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier ». Ainsi, les passagers justifiant d'une réservation confirmée ne peuvent-ils pas se voir refuser l'indemnisation de leur préjudice au seul motif qu'ils n'ont pas apporté la preuve de leur présence à l'enregistrement pour ledit vol, notamment au moyen de la carte d'embarquement, à moins qu'il soit démontré que ces passagers n'ont pas été transportés sur le vol retardé en cause, ce qu'il appartient au juge de vérifier.
Opérant en conséquence un revirement de jurisprudence, la Cour de cassation en a récemment déduit que la demande d'indemnisation formée par le passager d'un vol Bordeaux-Lisbonne, arrivé à destination avec un retard de 4 h 17, ne pouvait être rejetée au motif, retenu par le tribunal conformément à la position jusque-là adoptée par la Haute juridiction, qu’il ne rapportait pas la preuve de sa présence à l’enregistrement, dès lors que le transporteur ne démontrait pas que celui-ci n'avait pas voyagé sur le vol retardé, ce que le tribunal avait à tort omis de rechercher (Civ. 1re, 21 oct. 2020, n° 19-13.016).
Il est enfin utile de rappeler qu’en vertu du caractère déclaratif attaché à la jurisprudence, lorsque l’interprétation judiciaire change par l’effet d’un revirement, la nouvelle règle jurisprudentielle s’appliquera à tous les litiges similaires à celui à l’occasion duquel le revirement a été opéré et cela même si au moment de la naissance du litige, une solution différente était admise.
Mineure : Passagers d’un vol intra-européen ayant accusé un retard de plus de trois heures, Désiré et Adhémar n’ont désormais plus à prouver leur présence à l’enregistrement pour obtenir l’indemnisation prévue par la réglementation européenne.
Quelle que soit la date exacte de ce vol retardé justifiant leur volonté d’agir en justice pour obtenir une indemnisation de leur préjudice, il leur suffira de justifier de la confirmation de leurs réservations respectives, à charge pour leur transporteur, à l’effet de s’exonérer de son obligation d’indemnisation, de prouver soit qu'ils n'étaient pas à bord, soit qu’ils avaient embarqué sur un autre vol, soit, enfin, qu’ils ne s’étaient pas présentés à l’embarquement.
Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz
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