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Le cas du mois
Droit de la responsabilité civile
Mauvaise fréquentation
Décidemment, le sort s’acharne sur Adhémar. Alors qu’il commençait, depuis son dernier accident de gymnastique, à recouvrer l’usage de ses jambes, il se pourrait aujourd’hui qu’il en perde l’usage définitif…
En effet, à l’occasion d’une violente altercation qu’il eut avec un malfrat, Adhémar a reçu plusieurs coups de feu qui risquent de le rendre tétraplégique. Malgré la gravité de l’événement, il faut bien reconnaître qu’Adhémar a, sans mauvais jeu de mots, un peu cherché la bagarre…
A l’origine de cette tragique mésaventure, Adhémar, inquiet de constater la prolifération des rixes mortelles entre adolescents dont les médias ne cessent de rapporter l’ampleur et l’issue souvent fatale pour leurs victimes, eut alors l’idée de se munir d’une arme pour assurer, le cas échéant, sa protection. Il s’était alors rendu sur un site Internet nommé « Deepweb » pour acquérir, en toute discrétion et à bas prix, une arme à feu. En effet, ce site, conçu et essentiellement utilisé par des auteurs d’infractions pénales, présente la particularité d’être inaccessible, avec les moteurs de recherche habituels, aux policiers et aux enquêteurs et de fonctionner grâce à un logiciel spécifique permettant de garder l’anonymat de ses utilisateurs et de ne pas enregistrer les historiques de navigation. Il prit alors contact sur le forum français de ce site mondial avec un individu, utilisant le classique pseudonyme « Le corbeau », qui lui promit de lui vendre une arme contre une rémunération d’une centaine d’euros. Quelques jours plus tard, « Le corbeau » lui envoya un message pour l’informer qu’il doublait le prix puis, dès le lendemain, qu’il le triplait. « La loi du marché », lui dit-il pour se justifier, « le prix des armes à feu ne cesse actuellement d’augmenter ». N’en croyant pas un mot, Adhémar, se sentant dupé, se mit à proférer des insultes contre lui pendant plusieurs jours, sur le site en question ainsi que sur YouTube, et le menaça directement de révéler à la police ses activités délictueuses. « Le Corbeau » n’étant pas du genre à se laisser intimider, il donna quelques jours plus tard rendez-vous à Adhémar « pour qu’ils s’expliquent ».
- « Tu es complètement fou ! », s’emporta Désiré à qui Adhémar venait de confier son histoire, « tu ne vois pas que c’est un piège qu’il te tend ? Tu risques gros, cousin. Ce type-là veut tout simplement se venger, quitte à t’éliminer. Non mais qu’est-ce que tu crois ? Ce genre d’individus n’ont pas beaucoup d’états d’âme, tu sais. ».
- « Je sais », lui répondit Adhémar, « mais je prends le risque. Je déteste qu’on me prenne pour un imbécile. Il savait dès le départ le prix très élevé qu’il me demanderait mais il m’a fait croire, pour m’appâter, qu’il était très en-deçà de celui qu’il a finalement exigé. Il s’est moqué de moi ».
Et c’est ainsi qu’Adhémar prit sa voiture, muni d’un simple couteau de cuisine et d’une batte de base-ball, pour se rendre au rendez-vous. Et comme Désiré l’avait prédit, à peine arrivé sur les lieux, son interlocuteur lui tira dessus. Et alors qu’Adhémar tentait de s’enfuir, il reçut durant sa course plusieurs balles au niveau du dos, une ayant plus précisément touché une vertèbre cervicale dont l’endommagement compromet désormais l’usage de ses jambes.
Adhémar a alors prévu de saisir une commission d’indemnisation des victimes d’infractions pour obtenir réparation de son préjudice. Désiré l’en a tout de suite dissuadé.
- « Tu es encore plus inconscient que ce que je croyais ! Tu encours autant de responsabilités que lui dans cette affaire, je te signale. Tu te rends compte, tu as surfé sur un site spécialement dédié aux délinquants, tu t’es rendu coupable d’insultes et de menaces et pour finir, tu t’es rendu en pleine connaissance de cause à un rendez-vous avec un inconnu dont tu savais seulement qu’il détenait des armes à feu, et qui se présentait de toute évidence comme un règlement de comptes, et maintenant, tu voudrais obtenir réparation de ton préjudice ?! Mais dans quel monde tu vis Adhémar ? ».
- « Dans le vrai monde, justement. Dur, cruel. Raison pour laquelle il faut savoir prendre des risques pour s’en défendre. C’est au départ pour assurer ma protection que je suis finalement entré dans cet engrenage », se justifia son cousin.
- « Des risques, peut-être, mais pas inconsidérés. Et puis quand on prend des risques, on doit en assumer les conséquences », lui répondit Désiré d’un ton sermonneur.
- « Ce qui n’empêche pas d’en demander réparation lorsque ces conséquences ne vous sont pas imputables », s’entêta Adhémar.
- « Très bien, si tu le dis. Eh bien, vas-y, assigne ton agresseur devant les tribunaux mais cette fois, ne compte pas sur moi pour t’aider. Demande à tes nouveaux amis du web de le faire pour moi. Les plus fréquentables, si possible, ça pourrait t’éviter de te faire tirer dessus une seconde fois », finit par lui dire Désiré, désespéré par cette situation et désireux de clore cette conversation stérile.
Les amis virtuels d’Adhémar les plus recommandables, c’est vous, non ?
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Sélection des faits : Après avoir insulté et menacé sur le net un individu l’ayant trompé sur le prix de vente d’une arme à feu, Adhémar, qui avait accepté le rendez-vous que cette personne lui avait donné pour régler leurs comptes, a reçu de sa part plusieurs coups de feu. Il entend désormais saisir une commission d’indemnisation des victimes d’infractions pour voir réparer son préjudice.
Qualification des faits : Après avoir proféré des menaces et des insultes contre un individu rencontré sur un site internet réservé à l’organisation d’infractions pénales, une victime, qui mettait en cause son interlocuteur pour le prix qu’il lui proposait pour la vente d’une arme à feu, a été, au cours d’un rendez-vous pris avec cet inconnu, victime d’une tentative d’homicide volontaire lui ayant causé d’importants dommages corporels dont elle entend demander, sur le fondement de l’article 706-3 du Code de procédure pénale, réparation auprès d’une commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI).
Problème de droit : La participation délibérée et consciente d’une victime à des activités délictuelles à l’origine de son dommage constitue-t-elle une faute exclusive de son indemnisation ?
Eléments de réponse :
En droit, la faute de la victime est un fait justificatif susceptible d’être invoqué par l’auteur d’un dommage pour être exonéré totalement ou partiellement de sa responsabilité. Plus précisément, en droit de la responsabilité extracontractuelle, que le fait commis par la victime soit une faute de commission ou d’omission, dès lors qu’il sera jugé fautif au regard de l’article 1240 du Code civil, ce fait fautif conduira à un partage de responsabilité, apprécié par les juges du fond proportionnellement à la gravité des fautes respectives. Par exemple, si une personne est blessée par un tiers à la suite de sa propre imprudence, le responsable peut opposer à la victime cette faute. Le juge condamne alors le défendeur au paiement de dommages-intérêts, mais diminue leur montant à la mesure du rôle que la victime a joué dans la survenance du préjudice. Cela signifie aussi que sauf dans le cas exceptionnel où la faute de la victime revêt les caractères de la force majeure, la faute « simple » de la victime n’a qu’un effet partiellement exonératoire de la responsabilité de l’auteur de son dommage.
Concernant le cas spécifique des victimes d’infractions, le droit à indemnisation ouvert par l'article 706-3 du Code de procédure pénale ne déroge pas, à premières vues, au droit commun : « La réparation peut être refusée ou son montant réduit à raison de la faute de la victime » (C. pr. pén., art. 706-3, 3°, in fine). Comme en matière de responsabilité civile, le droit de la victime à être indemnisée de son préjudice peut être limité ou écarté en cas de faute de sa part. Cependant, même sans être constitutive d’un cas de force majeure, l’article 706-3 du Code de procédure pénale admet que la faute de la victime peut, en raison de sa gravité, la déchoir de son droit à indemnisation. Dit autrement, l’effet de cette faute peut être pleinement libératoire. Or comme par hypothèse, l’auteur de l'infraction a lui-même commis une faute ayant causé le dommage, seule la réduction du montant de l’indemnisation devrait être possible. Si la loi va jusqu'à en autoriser la déchéance, c'est qu’un autre objectif, spécifique, est en fait poursuivi : il ne s’agit pas tant de répartir les responsabilités entre la victime et l'auteur du dommage que de mesurer, en quelque sorte, l'étendue d'un droit à l'encontre d'un organisme dont l'unique fonction est d'indemniser, avec l’appui de la solidarité nationale, qui en assume le coût. Cependant, pour que cette déchéance soit prononcée, encore faut-il que la faute de la victime soit en relation de causalité directe et certaine avec le dommage, ces éléments étant soumis à l’appréciation souveraine des juges (concernant le seuil de gravité de la faute, V. not. Civ. 2e, 7 juill. 1993, n° 92-10.447 ; Civ. 2e, 22 juin 1994, n° 92-10.643; Civ. 2e, 28 févr. 2013, n° 12-15.634: DAE 28 mars 2013 – concernant le lien de causalité, V. not. Civ. 2e, 5 juill. 2006, n° 05-11.317; Civ. 2e, 5 juin 2008; n° 06-19.283 ; Civ. 2e, 28 févr. 2013, préc.).
En l’espèce, Adhémar a bien été victime d’une infraction pénale (tentative d’homicide volontaire). Il convient donc de se placer sur le terrain de l'article 706-3 du Code de procédure pénale. Or on peut penser que le dommage dont il a été victime est directement lié aux diverses fautes qu’il a commises. En effet, il a commis plusieurs actes répréhensibles ayant concouru à la commission de l’infraction et au dommage qui en est résulté : il a d’abord proféré des insultes et des menaces, constitutives d’infractions pénales, sur un réseau occulte spécialement utilisé par des individus hors la loi. Puis il a conclu un rendez-vous avec un inconnu, ce qui constitue une faute d’imprudence, aux fins d’un règlement de comptes consécutif au projet de passation d’un contrat illégal (vente d’une arme à feu). Il a donc commis plusieurs fautes, civiles et pénales, en toute connaissance de cause, puisqu’il était pleinement conscient du risque encouru, comme en atteste le fait qu’il s'était armé d'un couteau et muni d’une batte de base-ball pour se rendre au rendez-vous à l’issue duquel le dommage est survenu.
On peut donc considérer que ce dommage dont Adhémar a été victime est directement liée à sa participation illicite, délibérée et consciente à plusieurs activités délictueuses dont il connaissait les risques, ce qui est de nature à établir la gravité de sa faute, justifiant d’exclure son droit à indemnisation.
C’est précisément en ce sens que la Cour de cassation a, dans une décision récente dont les faits rappellent ceux relatés, approuvé une cour d’appel d’avoir déduit de constatations quasiment similaires « l’existence d’une faute consciente et délibérée de (la) part (de la victime), en lien de causalité direct et certain avec le dommage, dont elle a souverainement estimé, peu important que la victime ait ignoré qui était en réalité l’individu qu’elle allait rencontrer et ses véritables intentions, qu’elle excluait pour elle (…) tout droit à indemnisation » (Civ. 2e, 11 mars 2021, n° 19-25.129).
Conclusion : Comme l’en avertit Désiré, il est fort peu probable qu’Adhémar obtienne, dans ces circonstances, l’indemnisation de son préjudice.
Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz
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