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Le cas du mois
Droit des biens
Ne pas dépasser les bornes
Encore sous le choc de leur dernier séjour en montagne et l’effet des abus commis lors de la Saint Sylvestre, Désiré et Adhémar ont décidé de partir voir la mer. Un peu par hasard, et surtout par souci d’éviter un trop long trajet que leur fatigue, morale surtout, ne leur aurait pas permis de supporter, ils ont choisi Etretat. Ils l’ont aussitôt regretté. Ses falaises de craie blanche, presque immaculée, associées à ses plages de galets grisâtres, pourtant connus pour nourrir l’attrait suscité par cette fameuse station balnéaire, les ont complètement déprimés…
L’ambiance leur parait sinistre, les paysages presque morbides. « Toutes ces falaises… Non seulement c’est lassant, mais en plus ça invite au suicide ! », dit Désiré à Adhémar avec l’humour noir que leurs récents malheurs les ont conduit à pratiquer… sans modération ! C’est avec la même absence de tempérance que nos deux comparses, pour s’égayer, sont allés boire des verres dans le bar le plus réputé d’Etretat dès le soir de leur arrivée. Ils y firent la connaissance d’un garçon charmant et enjoué, peut-être un peu borné. Amoureux aveugle de sa ville, il ne parvenait pas à en voir les limites…
Pourtant, nos deux amis ne manquaient pas d’arguments ! « Quand même, toutes ces falaises, vous n’en avez pas un peu marre, à la longue ? », osèrent lui demander nos deux impétueux amis.
« Si, mais pas pour la raison que vous croyez ! », leur répondit immédiatement leur nouveau compagnon de comptoir. « Figurez-vous que mes voisins veulent me faire séparer mes terres des leurs, qui les jouxtent il est vrai, alors que nos terres sont déjà délimitées par une falaise, puisque nous vivons tous les trois juste au bord de la mer ! Je leur ai maintes fois expliqué que ce n’était pas un manque de volonté de ma part, mais que si une falaise de plusieurs mètres ne suffisait pas à établir une limite nette entre nos terres, on se demande bien ce qui pourrait en constituer une ! » ;
« C’est une évidence ! », s’étonnent en chœur nos deux amis. « Mais que vous opposent-ils, alors ? ».
« L’emprise manifeste d’une de mes terres, qui s'étendrait pour partie jusque sur le haut de la falaise », leur répondit, agacé, le propriétaire découragé. « Je ne sais plus quoi faire… Surtout qu’ils m’ont dit, si je continuais à m’obstiner à ne rien faire, vouloir m’assigner en justice. En fait, je sais ce qui les motive vraiment : récupérer la partie de mes terres la plus lucrative, qu’ils prétendent juste vouloir délimiter, pour en tirer à leur tour profit. J’espère malgré tout que cela finira bien par s’arranger ». Ainsi finit-il son histoire, sans trop croire à une solution amiable, comme le montrait son geste impatient envers le serveur pour commander un autre verre de vin blanc…
Sensibles au feint espoir dissimulant la réelle inquiétude de leur nouveau compagnon, Désiré et Adhémar s’interrogent : ces fichues falaises, qu’ils voient comme un désastre géographique, auraient-elles au moins le mérite, juridique, de protéger leur ami propriétaire des revendications incongrues de ses voisins ?
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Sélection des faits : Un homme est menacé par ses voisins d’une action en justice afin que lui soit ordonné d’établir une borne entre ses terres et les leurs, allant au-delà de la falaise qui les sépare déjà.
Qualification des faits : Des propriétaires terriens, dont les parcelles jouxtent celles de leur voisin malgré la falaise qui les sépare, menacent d’assigner ce dernier en bornage.
Problème de droit : Une action en bornage est-elle applicable à des fonds séparés par une limite naturelle, telle une falaise ?
Majeure : En vertu de l’article 646 du Code civil, tout propriétaire peut obliger son voisin au bornage de leurs propriétés contiguës. Ainsi, l’action en bornage suppose l’existence de deux fonds contigus, objets de propriété privée. L’action en bornage doit en conséquence être rejetée lorsque le juge estime que les pièces produites par le demandeur n’établissent pas sa qualité de propriétaire de la parcelle à borner ainsi que la contiguïté exigée pour la délimitation des héritages (Civ. 3e, 5 mars 1974, n° 72-14.289; Civ. 3e, 16 janv. 2002, n° 00-12.163).
La condition liée à la contiguïté des fonds est de manière assez évidente très difficile à satisfaire en cas de limites naturelles. Ainsi, par un arrêt très ancien, la Cour de cassation avait-elle eu l’occasion d’affirmer que l’action en bornage est, par sa nature même, inapplicable à des fonds séparés par une limite naturelle, en l’espèce un ruisseau. En effet, elle a jugé que l’action en bornage ayant pour objet de fixer définitivement une ligne séparative entre deux héritages contigus et d’assurer, par la plantation de pierres-bornes, le maintien de la limite ainsi déterminée, est, par nature, inapplicable à des fonds séparés par un ruisseau formant entre eux une limite naturelle (Civ. 11 déc. 1901). Cet obstacle à l’exercice de l’action en bornage n’est toutefois pas infranchissable. Ainsi, l’existence d’un chemin d’exploitation (V. pour une dernière application, Civ. 3e, 29 nov. 2018, n° 17-22.508) n’excluant pas la contiguïté des héritages, le juge a pu décider qu’en cas de suppression du sentier commun, la ligne séparative des fonds serait l’axe médian du chemin (Civ. 3e, 20 juin 1972, n° 71-11.295; dans le même sens, Civ. 3e, 8 déc. 2010, n° 09-17.005).
Enfin, quant à l’objet et à la nature de l’action en bornage, celle-ci se distingue des actions possessoires en sorte que lorsque la demande en bornage s’apparente en fait à une action en revendication de propriété, celle-ci doit être rejetée (Civ. 3e, 8 juill. 2009, n° 08-15.042).
Mineure : En l’espèce, si la condition liée à la propriété des fonds semble acquise, leur caractère contigu pose problème, la falaise les séparant constituant une limite naturelle.
En ce sens, dans une décision récente, alors que le demandeur au pourvoi, propriétaire terrien ayant sollicité le bornage de ses parcelles séparées de celles de son voisin par une falaise, soutenait devant la Cour de cassation que seule la contiguïté constituait la condition nécessaire et suffisante à l’accueil d’une demande en bornage, peu important l’existence d’une limite naturelle, la Haute juridiction a rappelé que « l’action en bornage ne peut être exercée lorsque des fonds sont séparés par une limite naturelle », et les parcelles concernées étant séparées « par une falaise dessinant une limite non seulement naturelle mais encore infranchissable, sans moyens techniques appropriés », la cour d’appel a, à bon droit, rejeté la demande (Civ. 3e, 13 déc. 2018, n° 17-31.270).
Conclusion : Désiré et Adhémar peuvent donc rassurer leur ami : si les falaises les attristent, au moins semblent-elles bien constituer un obstacle infranchissable à la réussite de l’action en bornage qu’entendent exercer les voisins envieux de leur nouvel ami.
Références
■ Civ. 3e, 5 mars 1974, n° 72-14.289 P
■ Civ. 3e, 16 janv. 2002, n° 00-12.163 P
■ Civ. 11 déc. 1901 : DP 1902.1, p. 353
■ Civ. 3e, 29 nov. 2018, n° 17-22.508 P : D. 2018. 2359
■ Civ. 3e, 20 juin 1972, n° 71-11.295 P
■ Civ. 3e, 8 déc. 2010, n° 09-17.005 P
■ Civ. 3e, 8 juill. 2009, n° 08-15.042 P : D. 2010. 2183, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; AJDI 2009. 741
■ Civ. 3e, 13 déc. 2018, n° 17-31.270 P : D. 2019. 5
■ Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz
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