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Le cas du mois

Oh mon poussin !

[ 20 décembre 2013 ] Imprimer

Oh mon poussin !

Adhémar a acheté un dessin intitulé « Le poussin » à une vente aux enchères...

Ce dessin d’inspiration cubiste était attribué à Pissaro, un élève de Picasso dans le catalogue de la vente. Ravi de son achat, Adhémar se rend dans un magasin d’encadrement. Marie-Louise, la propriétaire amatrice d’art l’accueille. Elle observe intriguée le dessin et avoue à Adhémar qu’elle est surprise par la ressemblance avec les dessins de Picasso. Elle suggère donc à Adhémar de faire expertiser son œuvre.

Le prix que Marie-Louise annonce pour l’encadrement est beaucoup plus cher que lors de la dernière visite de notre compère. Il l’interroge pour savoir à quoi cela est du. Marie-Louise lui confie qu’il existait seulement deux fournisseurs de cadres modulables, qui sont la spécialité du magasin. L’une des deux sociétés, qui était une entreprise familiale, a fermé après le départ à la retraite de son dirigeant. L’entreprise « Cadre », qui est désormais la seule à proposer ces produits sur le marché, a doublé ses prix. Lors de la signature du contrat, Marie-Louise a voulu négocier mais le gérant lui a fait comprendre que si elle ne payait pas le prix fixé, il licencierait son mari qui est employé comme comptable dans la société « Cadre ». Elle se sent complètement prise au piège.

Le lendemain, Adhémar fait expertiser son dessin. Il s’avère qu’il est en fait de Picasso. Lorsque le vendeur apprend cela, il assigne Adhémar en nullité de la vente. Adhémar va-t-il devoir rendre le tableau ?

Marie-Louise vient d’apprendre qu’un nouveau fournisseur de cadres modulables s’est installé en région parisienne. Elle souhaite annuler le contrat qui la lie à l’entreprise « Cadre ». Que lui conseillez-vous ?

■ ■ ■

I. La nullité de la vente d’une œuvre d’art

Le fait de savoir si Adhémar va devoir rendre le tableau dépend du succès de l’action en nullité.

À défaut de précision, l’action du propriétaire du tableau peut emprunter deux terrains, non seulement celui du dol mais encore celui de l’erreur.

■ Le terrain du dol

Le vendeur pourrait-il prétendre avoir été victime d’un dol ?

Cela pourrait sembler assez judicieux car, non seulement il pourra obtenir la nullité du contrat, mais encore des dommages-intérêts.

Le dol, prévu à l’article 1116 du Code civil est une erreur provoquée par les manœuvres du cocontractant et qui est déterminante du consentement de la victime.

La réticence dolosive est admise comme une « manœuvre » depuis 1971 (Civ. 3e, 15 janv. 1971). Le fait de reprocher le silence à un contractant implique nécessairement qu’il soit alors reconnu comme débiteur d’une obligation d’information (Civ. 1re, 4 juin 2009).

En l’espèce, reste à savoir si le vendeur pourrait invoquer une réticence dolosive, c’est-à-dire le fait de ne pas avoir été informé par l’acheteur, Adhémar (Civ. 1re, 28 oct. 2010).

Mais il convient néanmoins que le cocontractant de la victime soit tenu d’une obligation d’information.

Si depuis l’arrêt Baldus (Civ. 1re, 3 mai 2000), l’obligation d’information ne pèse sur l’acheteur que si elle concerne la valeur du bien. Toutefois la Cour de cassation a pu approuver des juges du fond d’avoir annulé pour dol de l’acquéreur la vente d’un terrain dont les propriétaires ignoraient la richesse du sous-sol (Civ. 3e, 15 nov. 2000). La situation était différente de l’affaire Baldus. En effet, l’erreur sur la valeur du terrain était due à une erreur sur la substance. Il en résulte que si l’acquéreur peut se taire sur la valeur du bien vendu, il ne peut dissimuler au vendeur les éléments objectifs à partir desquels ce dernier déterminera la valeur.

Il est néanmoins difficile de considérer qu’Adhémar était tenu d’une telle obligation car il est un acheteur profane.

En outre, ce qui condamne une action exercée sur ce terrain est le fait que la victime doit prouver que par ses manœuvres dolosives l’auteur a voulu délibérément le tromper ; il s’agit de l’élément intentionnel du dol (« le manquement à une obligation précontractuelle d’information, à le supposer établi, ne peut suffire à caractériser le dol par réticence, si ne s’y ajoute la constatation du caractère intentionnel de ce manquement et d’une erreur déterminante » (Com. 28 juin 2005 ; v. également Civ. 3e, 22 juin 2005).

En l’espèce, l’élément intentionnel fait défaut, l'ignorance du défendeur est évidemment exclusive de la qualification de dol. Dès lors, une action exercée sur le terrain du dol à l’encontre d’Adhémar ne pourrait prospérer.

■ Le terrain de l’erreur

Le vendeur pourrait-il prétendre avoir été victime d’une erreur ?

L’erreur sur la substance est prévue à l’article 1110 du Code civil. Il s’agit d’une représentation inexacte de la réalité. Il doit exister une différence entre ce que croyait une personne (l’errans) au moment de la formation du contrat et la réalité.

La jurisprudence considère désormais que la « substance » se comprend comme étant les « qualités déterminantes » (« l’erreur doit être considérée comme portant sur la substance lorsqu’elle est de telle nature que sans elle l’une des parties n’aurait pas contracté »). Pour une œuvre d’art, l’authenticité relève sans conteste de la substance.

Néanmoins, il est précisé que le tableau est « attribué à » un artiste.

Or il est admis que l'emploi du terme « attribué à » suivi du nom d'artiste « garantit que l'œuvre ou l'objet a été exécuté pendant la période de production de l'artiste mentionné, et que des présomptions sérieuses désignent celui-ci comme l'auteur vraisemblable » (Décr. 3 mars 1981, art. 4). Par conséquent, une telle indication manifeste l'existence d'un doute sur l'attribution (Civ. 1re, 16 déc. 1964) et se traduit par un prix réduit à proportion de l'aléa. Le contractant ne pourra se plaindre.

Ainsi dans l’affaire du « verrou » « attribué à » Fragonard, la première chambre civile de la Cour de cassation, le 24 mars 1987 (Civ. 1re, 24 mars 1987), a rejeté un pourvoi formé contre une décision qui avait écarté la demande en annulation du vendeur du tableau dont l'authenticité avait été ultérieurement reconnue (« qu'en vendant ou en achetant, en 1933, une œuvre attribuée à Fragonard, les contractants ont accepté un aléa sur l'authenticité de l'œuvre, que les héritiers de Jean-André V. ne rapportent pas la preuve, qui leur incombe, que leur auteur a consenti à la vente de son tableau sous l'empire d'une conviction erronée quant à l'auteur de celui-ci », a fait valoir « que, ainsi accepté de part et d'autre, l'aléa sur l'authenticité de l'œuvre avait été dans le champ contractuel ; qu'en conséquence aucune des deux parties ne pouvait alléguer l'erreur en cas de dissipation ultérieure de l'incertitude commune, et notamment pas le vendeur ni ses ayants cause en cas d'authenticité devenue certaine »).

Il convient néanmoins de se demander si, en l’espèce, le problème se pose en termes identiques.

Il ressort en effet des faits que le tableau était « attribué » à un élève de Picasso — ce qui n’était pas le cas, le tableau n’étant pas en réalité de cet artiste — mais qu’en réalité le tableau était bel et bien un Picasso.

Or dans un tel cas, la Cour de cassation a pu considérer que le vendeur qui a consenti une réduction de moitié du prix de vente d'une œuvre d'art à la suite d'un rapport d'expertise permettant de douter de l'authenticité de ce tableau n'est pas nécessairement privé d'une action en nullité de la vente si l'œuvre est, par la suite, attribuée à un artiste d’une notoriété plus importante (Civ. 1re, 28 mars 2008).

Ainsi, lorsqu’un aléa existe sur l’auteur d’une œuvre, celui-ci ne concerne que cet auteur et ne peut en aucun cas concerner une autre attribution.

Dès lors, en vertu de cette jurisprudence, on doit considérer que le vendeur a bien été victime d’une erreur. En effet, s’il avait su que le tableau pouvait être d’un artiste d’une plus grande notoriété que celui auquel le tableau était attribué, il n’aurait pas contracté. Cette possibilité a bien été déterminante de son consentement.

Reste à savoir si les caractères que doit présenter l’erreur sont réunis.

En effet, l’erreur ne peut être cause de nullité que si elle présente certains caractères.

▪ L’erreur n’entraine la nullité que si elle présente un caractère déterminant (Req., 16 mars 1898). Sans elle, c’est-à-dire sans cette représentation inexacte de la réalité, le cocontractant n’aurait pas contracté. Cette condition ne présente pas véritablement d’originalité par rapport à l’exigence que l’erreur porte sur la substance.

▪ L’erreur doit encore être excusable. Cela signifie que l’errans doit avoir été diligent et avoir fait tout ce qui était à sa mesure pour se faire une image la plus fidèle de la réalité. Celui qui l’a commise ne mérite pas d’être protégé car il est en quelque sorte responsable de sa propre erreur. Cette appréciation se fait in concreto et dépendra de la qualité de l’errans, sa profession, ses connaissances, etc.

En l’espèce, l’erreur est excusable étant donné que tout laisse à penser que le vendeur est un profane et qu’en outre ce sont des professionnels qui ont attribué le tableau à Pissaro.

▪ L’erreur doit être commune. Il s’agit de s’assurer que le cocontractant a bien su quelle qualité était recherchée par celui qui invoque à présent son erreur.

L’erreur est, en l’espèce, commune puisque le vendeur semble s’être déterminé en fonction de l’attribution erronée.

Dès lors, à condition que le vendeur exerce son action dans les 5 ans (C. civ., art. 2224) à compter de la découverte du vice, il est fort probable qu’il puisse obtenir la nullité du contrat.

L’effet principal de la nullité est le retour au statu quo ante : le contrat est annulé rétroactivement et tout se passe comme si le contrat n’avait jamais été conclu : « ce qui est nul est réputé n’avoir jamais existé » (Civ. 1re, 15 mai 2001).

Des restitutions devront alors s’opérer. En l’espèce, Adhémar devra restituer le tableau.

II. La violence économique

Marie-Louise peut-elle obtenir la nullité du contrat sur le fondement de la violence ?

La violence, envisagée aux articles 1111 à 1115 du Code civil, présuppose l’existence d’une contrainte, que celle-ci soit illégitime et enfin que celle-ci soit déterminante.

En l’espèce, il est fait état d’un état de nécessité, Marie-Louise étant « obligé » de contracter sous peine de voir son mari licencié.

Son contractant a profité des circonstances pour stipuler un prix excessif.

Les juges peuvent annuler un contrat de travail, très désavantageux pour le salarié, conclu par celui-ci sous l'empire de la nécessité résultant de la maladie de son enfant et de pressants besoins d'argent (Soc. 5 juill. 1965, ou encore annuler une vente lésionnaire consentie sous l'effet d'une situation de violence économique exploitée par un acquéreur peu scrupuleux (Chambéry, 16 oct. 2012).

Reste à savoir si ces actes relèvent bien de la violence en constituant une contrainte.

En l’espèce, l’obligation de contracter à des conditions désavantageuses peut être analysée comme une contrainte. L’illégitimité de cette atteinte semble également caractérisée. La hausse des prix et la conclusion du contrat à de telles conditions ne sont pas justifiées.

Enfin, il s’agit de rechercher si les conditions imposées par la société à Marie-Louise ainsi que la menace de licenciement de son mari ont déterminé son consentement. On peut aisément comprendre qu’en l’absence de ce contrat, elle aurait pu vendre des cadres modulables qui font la spécificité de son magasin. Elle aurait donc subi une baisse de son chiffre d’affaires. Mais cela aurait également eu pour conséquence de faire perdre son emploi à son époux.

La violence subie par Marie-Louise a donc été déterminante de son consentement. Elle pourra donc obtenir la nullité du contrat ainsi conclu.

Références

■ Civ. 3e, 15 janv. 1971, Bull. civ. III, n° 38.

■ Civ. 1re, 4 juin 2009, n° 08-13.480.

■ Civ. 1re, 28 oct. 2010, n°09-16.913.

■ Civ. 1re, 3 mai 2000Bull. civ. I, n°131.

■ Civ. 3e, 15 nov. 2000, Bull. civ. III, n° 171.

■ Civ. 1re, 16 déc. 1964, Bull. civ. I, no 575, D. 1965. 136, S. 1965. 217.

■ Civ. 1re, 24 mars 1987Bull. civ. I, no 105, D. 1987. 489, note J.-L. Aubert, RTD civ. 1987. 743, obs. J. Mestre, JCP 1989. II. 21300, note M.-F. Vieville-Miravete.

 Civ. 1re, 28 mars 2008, n°06-10.715.

■ Civ. 1re, 15 mai 2001, RTD civ. 2001. 699, obs. N. Molfessis.

■ Soc. 5 juill. 1965, Bull. civ. IV, n° 545.

 Chambéry, 16 oct. 2012, n° 12/00654.

■ Com. 28 juin 2005Bull. civ. IV, n° 140.

■ Civ. 3e, 22 juin 2005Bull. civ. III, n° 137.

■ Code civil

Article 1110

« L'erreur n'est une cause de nullité de la convention que lorsqu'elle tombe sur la substance même de la chose qui en est l'objet. 

Elle n'est point une cause de nullité lorsqu'elle ne tombe que sur la personne avec laquelle on a intention de contracter, à moins que la considération de cette personne ne soit la cause principale de la convention. »

Article 1111

« La violence exercée contre celui qui a contracté l'obligation est une cause de nullité, encore qu'elle ait été exercée par un tiers autre que celui au profit duquel la convention a été faite. »

Article 1112

« Il y a violence lorsqu'elle est de nature à faire impression sur une personne raisonnable, et qu'elle peut lui inspirer la crainte d'exposer sa personne ou sa fortune à un mal considérable et présent. »

On a égard, en cette matière, à l'âge, au sexe et à la condition des personnes. 

Article 1113

« La violence est une cause de nullité du contrat, non seulement lorsqu'elle a été exercée sur la partie contractante, mais encore lorsqu'elle l'a été sur son époux ou sur son épouse, sur ses descendants ou ses ascendants. »

Article 1114

« La seule crainte révérencielle envers le père, la mère, ou autre ascendant, sans qu'il y ait eu de violence exercée, ne suffit point pour annuler le contrat. »

Article 1115

« Un contrat ne peut plus être attaqué pour cause de violence, si, depuis que la violence a cessé, ce contrat a été approuvé soit expressément, soit tacitement, soit en laissant passer le temps de la restitution fixé par la loi. »

Article 1116

« Le dol est une cause de nullité de la convention lorsque les manœuvres pratiquées par l'une des parties sont telles, qu'il est évident que, sans ces manœuvres, l'autre partie n'aurait pas contracté. 

Il ne se présume pas et doit être prouvé. »

Article 2224

« Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer. »

 Article 4 du décret n°81-255 du 3 mars 1981 sur la répression des fraudes en matière de transactions d'œuvres d'art et d'objets de collection

« L'emploi du terme "attribué à" suivi d'un nom d'artiste garantit que l'œuvre ou l'objet a été exécuté pendant la période de production de l'artiste mentionné et que des présomptions sérieuses désignent celui-ci comme l'auteur vraisemblable. »

 

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